Le petit monde d'Alice

mardi 21 avril 2020

Longtemps après de nombreuses rencontres, 
bien après de nombreuses relations, 
de tourments et de détonants coups de coeur, 
Julie eut un jour quarante ans.

Odile Chodkiewicz, Regard de femme 1
Elle découvrit un matin avec stupeur que toutes les caresses qu'elle possédait, non seulement celles qu'elle avait inventées, agrandies ou transformées, mais aussi celles qui venaient spontanément dans un geste, un éclat du regard, une pensée ou un élan, toutes ces caresses émerveillées, douces ou enflammées... n'avaient pas toujours été reçues.
Bien sûr beaucoup étaient arrivées à bon port, avaient traversé distances, égarements et malentendus, ressentis et oublis. Beaucoup étaient parvenus à ceux qu'elle aimait, à ses enfants, à ses amis, à ses parents déjà âgés.Certaines même avaient traversé l'espace et le ciel pour être ainsi découvertes et reconnues, au bout du monde, par un enfant ou un adulte incrédule... Quelques-unes étaient même parvenues à sa propre mère... qui pourtant était extrêmement méfiante à l'égard de tout ce qui était "manifestations des sentiments et du corps" ! "Jeux de mains... jeux de vilains" disait-elle parfois à sa fille en pinçant la bouche. Elle avait toujours ignoré quelles joies - quels plaisirs - quels bonheurs cela avait été pour Julie de se laisser aller à toutes ces caresses reçues, de se laisser porter par toutes les caresses données, dans une immense vague de bien-être.
Mais ce que Julie découvrait ce matin-là, c'étaient toutes les caresses gardées, celles qui n'avaient jamais été accueillies. Non pas les inachevées, mais les plaines, les meilleures, les scintillantes et les euphoriques qui n'avaient pu être offertes. Celles qui s'étaient égarées entre deux malentendus. Celles qui n'avaient pu arriver jusqu'à l'aimé. Celles qu'elle avait portées tout un jour en attendant un signe, un appel téléphonique, une lettre. Celles qu'elle avait laissé rire dans son corps toute une nuit en cherchant d'une main tâtonnante la place vide de celui qui aurait pu les accueillir. Et aussi les caresses secrètes longtemps imaginées, polies au souffle des rêves et des respirations, ciselées au creux d'un soupir, grossies au ventre des attentes. Ou encore les incertaines, celles qui pour naître tout à fait auraient eu besoin d'un peu de soleil et d'amour, celles qui étaient restées en germes, en bourgeons ou en devenir dans l'ébauche d'un geste, l'attente d'un sourire ou le rire d'un clin d'oeil.
Et quand Julie fit la découverte de ce trop-plein de caresses germées, fleuries, portées en elle, de toutes ces caresses non moissonnées, non vendangées au saison de sa vie, elle pleura. Cela commença par la vague immense d'une tristesse infinie, puis vinrent des flots d'amertume, de colère et de désarroi.
Cela dura trois jours et trois nuits comme un raz-de-marée qui aurait dû laver, noyer, emporter à jamais toutes ces caresses inutilisées, lambeaux d'espérances blessées, tentatives d'amour gratuit perdues pour toujours. Mais cela ne se fit pas de cette façon...
Au matin du quatrième jour, Julie dut reconnaître qu'elle avait toujours autant de caresses en elle, autant de caresses en devenir, douces, belles, mutines, joyeuses, profondes ou légères. Caresses d'amour, caresses d'offrande, caresses d'accueil. Et ce fut ce matin-là qu'elle décida de créer... la Boutique des Caresses. 
Elle ouvrit le journal, repéra tout de suite l'annonce : "Pas de porte à louer - 125 m² - tout commerce - rue peu passante - plein centre-ville - ensoleillement plein sud".
A midi elle avait visité, signé le bail, vu un décorateur.
Le soir même - tard dans la nuit - elle inventait un emballage original pour transporter les caresses fragiles. C'était tout simple : deux mains ailées formant une "boîte d'intimité" légère, mais solide et pratique.
Trois semaines plus tard, la "Boutique des Caresses" ouvrait ses portes !
Elle hésita longtemps sur le nom à donner à ce lieu magique où chacun pouvait venir proposer, offrir ou échanger des caresses en trop, usagées ou trop nouvelles pour être reçues. Elle se décida finalement pour un nom très proche de ses rêves : Le Jardin des Caresses.



Cette boutique avait une particularité, rien ne s'y vendait au sens habituel du terme, c'est-à-dire avec de l'argent. Tout s'échangeait uniquement par regards, gestes, mimiques ou plus simplement encore par "l'intensité des intentions". Des trocs se faisaient d'élans à désirs, de désirs à offrandes, d'offrandes à rencontres. En effet, dans le domaine de la caresse, très rapidement les mots deviennent encombrants et inutiles. Aussi les échanges se faisaient-ils comme dans un ballet dont la musique aurait été portée pat chaque danseur et la chorégraphie le reflet d'appels et de réponses venus du plus loin des attentes de chacun.
Ici au Jardin des Caresses, chacun pouvait venir avec une caresse non aboutie, une caresse perdue, une caresse mal reçue, pour l'offrir, l'échanger ou simplement l'aérer, lui redonner un peu de vie, la dépoussiérer, par exemple, de ses angoisses et de ses lassitudes. Certains amenaient leur caresse en promenade, d'autres venaient comparer et d'autres encore s'ingéniaient, en vain, à marchander et à dénigrer... Il y eut même quelques exhibitionnistes avides d'étaler des caresses dénudées de tout sentiment. Des pervers aussi, attirés par l'innocence des plus généreux. Mais les plus nombreux furent les pudiques, ceux qui n'osaient montrer leurs besoins ou leurs ressources et les gardaient comme un trésor inestimable et secret, au plus profond de leur peur et de leur détresse.
On voyait aussi certains capitalistes de la tendresse essayant de s'enrichir encore plus, thésaurisant sans relâche l'ombre même d'une caresse et dépouillant les éternel prolétaires de l'amour. Seuls les sans-logis du coeur, les exclus de la tendresse, ceux qui ne savent pas s'abandonner à la folie des rencontres et qui consomment l'affection - comme leur pain quotidien - avec prudence et parcimonie n'osaient s'approcher de la boutique des caresses. Vinrent également les affamés du partage, les sous-alimentés de l'âme, les boulimiques du coeur et les obèses de la demande. Et tous ceux qui n'avaient rien à donner, que la violence et le désespoir de leur manque.
Bientôt le Jardin des Caresses fut le lieu le plus achalandé de la ville. On venait s'y rencontrer pour un plaisir rare, celui de la liberté d'être. Hommes, femmes, enfants, vieillards des deux sexes s'y pressaient. La boutique, trop petite, débordait sur le trottoir, se répandait dans les rues avoisinantes. le quartier devint un immense bazar, le souk de tous les besoins, la foire de toutes les attentes, la brocante des réconciliations, le marché ouvert des relations en réciprocité sans dominants, ni dominés. Il devint bientôt impossible de stocker toutes ces caresses en attente d'être reçues. Certaines vieilles filles venaient déposer plusieurs fois par jour des caresses devenues aigres parce que retenues trop longtemps. Les anorexiques du recevoir et les diarrhéiques du donner se fuyaient dès qu'ils se croisaient. Des monomanes perclus de rhumatismes réclamaient toujours la même caresse, la seule, l'unique, celle de leur rêve le plus fou, celle qu'ils attendaient depuis toujours et qui n'était jamais venue. On voyait même certains hommes venir offrir des caresses périmées déjà offertes plusieurs fois. D'autres, des maquignons de la relation, arrivaient avec des caresses repeintes, habillées de toutes les séductions possibles, accompagnées des gadgets les plus sophistiqués.
Les enfants... Ah les enfants, ils inventaient, jouaient avec des caresses nouvelles, proposaient des trocs incroyables... un sourire contre un regard bleu, un câlin doux contre un baiser orange, un abandon étoilé contre une respiration silencieuse... Les enfants au corps lisse et rond ne s'encombraient pas de caresses inutiles, ils savaient, eux, offrir et recevoir, mais aussi faire circuler et transmuter les sensations en émotions, les émotions en contacts et les contacts en échanges. Ils réinventaient en riant l'énergie de la vie. Les enfants de tout âge fréquentaient avec un enthousiasme jamais déçu le Jardin des Caresses. Ils étaient chez eux dans ce lieu.
L'impalpable du plaisir, le goût du bonheur, l'odeur du bon circulaient dans la "Boutique des Caresses", traversaient la rue, inondaient les autres quartiers. Une émeute eut lieu, un jour où Julie s'était absentée de la boutique, malade d'avoir vu tripoter et passer de main en main, puis déchirer comme un vulgaire coupon de tissu en solde, une de ses plus belles caresses. Pendant sa convalescence, elle comprit que chaque caresse est unique, éphémère et portative comme le bonheur. Elle sentit combien certaines caresses doivent rester secrètes au creux d'une intimité personnelle et comment une caresse pour s'enflammer doit être agrandie par celui qui la reçoit. Elle se rappela avoir lu des années auparavant cette phrase qu'elle n'avait pas comprise alors, "il arrive parfois à la peau de caresser la main..." Elle découvrait qu'une caresse naît bien avant la rencontre, mais ne peut vivre et s'épanouir que dans un échange émerveillé et unique. Car s'il arrive quelquefois à la réalité d'éblouir les rêves les plus fous, il faut beaucoup d'amour pour cela... 
Ainsi finit l'aventure du Jardin des Caresses. Et Julie ne donna plus ses caresses qu'à ceux et à celles à qui elles étaient destinées en priorité. Parfois, un grand élan gonflait encore sa gorge et ses reins. L'émotion de toutes les caresses qu'elle portait en attente faisait étinceler son regard ou transformait son geste en abandon, une offrande au bout des doigts.
Si un jour vous rencontrez Julie, alors n'hésitez pas... écoutez l'élan de vos propres caresses.
(Jacques Salomé, Je t'appelle Tendresse)


Odile Chodkiewicz, Regard de femme 5

2 commentaires :

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    Comme quoi ! "Si tu ne sais pas quoi faire de tes mains, transforme-les en caresses." Jacques Salomé

    https://lh3.googleusercontent.com/proxy/wK_P_IHg-gPHP4SZXQPyvcHEkou-QgSZfPi99I5xk8cCRq3-62hIMYcKu410mdwGVhgfALNelkIfpiykf-xAEpLbE4Zca3Q3uA5T

    "J'aurais voulu être professeur de vie. J'aurais appris aux enfants, aux adultes aussi, tout ce qui n'est pas dit dans les livres... Je leur aurais appris les choses délicates de la vie... qu'un amour entretenu ne s'use pas, que la seule liberté qui vaille d'être vécue est la liberté d'être, qu'il est important de prendre le temps de regarder un nuage, de suivre le vol d'un oiseau, de se laisser surprendre par l'infime des choses de la vie. Qu'il est important d'apprendre à s'aimer, à se respecter, à se définir. Qu'il est encore plus important de ne pas se laisser enfermer dans les jugements, de résister aux rumeurs, aux idées toutes faites, aux modes. J'aurais essayé de leur apprendre à remettre en cause leurs croyances quand elles sont devenues des certitudes, pour laisser plus de place à l'imprévisible de la vie."

    Jacques Salomé - N'oublie pas l'éternité -

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    Réponses
    1. Ton lien me mène à une erreur 403... :-/ Chez toi, pas ?

      > http://lartdubonheuralicien.blogspot.com/2017/03/professeur-de-vie.html ;-)

      Je ne connais pas Marie-José Alie... belle voix, belle chanson, merci ! :-))

      Bonne nuit à toi aussi, James !

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