Chapitre 15
À ce stade de notre récit, les nouvelles étaient réjouissantes : Nora reçut un mail, une maison d’édition acceptait de publier sa traduction ; Léa fut acceptée en prépa lettres ; Yasmine décida d’ouvrir un lieu de soin collectif et Madame Salama écrivit ses mémoires.
Le monde ne s’était pas transformé. Mais elles, oui. Et elles savaient désormais que ce changement-là, personne ne pourrait le leur reprendre. Depuis plusieurs jours, Madame Salama observait Nora, Léa et Yasmine comme on regarde un feu de bois. Avec cette intensité calme de ceux qui savent que les flammes dansent, mais que ce sont les braises qui transforment le monde.
Elle parlait peu. Elle écoutait. Et parfois, en fin d’après-midi, elle disparaissait. On l’entendait ouvrir la grille du jardin, marcher lentement dans la ruelle, sa canne frappant le sol avec une régularité métronomique. Elle allait prier, disait-elle simplement. Mais Nora avait compris que ce n’était pas que cela. Elle allait parler aux morts. Les siens. À ses sœurs parties trop tôt, à son mari silencieux, à ses nièces perdues dans la distance.
Ce jour-là, elle resta.
Elle entra dans le salon pendant que Nora lisait à voix haute une lettre écrite par Léa — une lettre qu’elle n’enverrait pas, mais qui lui avait coûté. Yasmine tricotait sans lever les yeux, mais son souffle trahissait son émotion. Et Léa, les jambes repliées contre elle, jouait avec un élastique autour de son poignet.
Madame Salama resta debout, droite malgré son âge.
— Vous croyez être les premières à vouloir changer le monde ? dit-elle.
Elles se figèrent, surprises. Son ton n’était ni dur ni moqueur. Il était… ancestral.
— J’ai voulu aussi, moi. J’ai crié, j’ai aimé, j’ai désobéi. J’ai été battue, j’ai fui. J’ai porté un voile par conviction, puis je l’ai enlevé, puis je l’ai remis, pour qu’on me fiche la paix. J’ai vu mes nièces partir loin, très loin, pour ne pas vivre comme moi. Je ne leur en veux pas. Mais je sais que ce que vous vivez, je l’ai porté, moi aussi. En silence.
Nora posa son livre. Léa s’était redressée. Yasmine avait cessé de tricoter.
— Pourquoi vous n’avez jamais raconté ça ? demanda Nora.
Madame Salama haussa les épaules.
— Parce qu’on ne me l’a jamais demandé.
Le silence s’installa. Un silence lourd, mais pas pesant. Un silence fertile.
— Vous pouvez nous raconter maintenant, murmura Léa.
Madame Salama hocha la tête. Elle alla s’asseoir dans le fauteuil en osier, celui qui craquait à chaque mouvement, et commença à parler. Sa voix était rocailleuse, parfois interrompue par une toux, mais les mots sortaient, enfin, elle leur raconta des choses qu’elle n’avait pas encore dites et alla encore plus loin dans ses confidences. Comme un fleuve longtemps détourné qui retrouvait son lit.
Et ce soir-là, dans la maison de Nora, on comprit que chaque femme portait une mémoire. Et que l’avenir, pour grandir droit, devait écouter les racines.

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