Chapitre 10
Ce fut Léa qui le trouva. Un carnet à la couverture bleu indigo, glissé entre deux dictionnaires italiens dans la bibliothèque de Nora. Elle n’osait pas l’ouvrir d’abord, comme si elle avait mis la main sur quelque chose de trop intime.
— C’est à toi ? demanda-t-elle à Nora, le carnet à demi caché dans son sweat.
Nora haussa un sourcil, s’approcha, prit l’objet dans ses mains et sourit doucement.
— Non. Il appartenait à mon arrière-grand-mère. C’est elle qui m’a appris que les mots pouvaient soigner, tout autant qu’ils pouvaient blesser.
Elle ouvrit le carnet avec précaution. L’encre était passée, les pages sentaient un peu le foin sec et la cire. À l’intérieur, des poèmes, des réflexions, des adresses de femmes, des prières laïques écrites en langue ancienne, des listes de plantes médicinales, des fragments d’histoires. Des choses intimes et mystérieuses.
— Elle écrivait pour survivre, expliqua Nora. Pour transmettre. Pour se rappeler que les femmes sont des mondes entiers. Elle disait toujours : “Quand les hommes construisent des empires, nous, nous semons des jardins de mémoire.”
Élise, silencieuse depuis le matin, approcha et s’assit au bout du canapé, croisant les jambes.
— Alors semons, nous aussi.
Léa n’avait encore jamais pensé à l’écriture comme à une transmission. Pour elle, écrire avait toujours été une arme de défense. Dans ses journaux d’adolescente, elle enrageait, pleurait, rêvait de fuite. Mais là, devant les pages écrites par une femme morte depuis longtemps, quelque chose s’ouvrait. Comme si les siècles se répondaient en écho. Comme si elle avait elle aussi le droit de poser ses mots sur le monde.
Madame Salama apporta une boîte d’anciens carnets, couverts de poussière, qu’elle gardait dans un tiroir depuis des années.
— J’ai tout écrit, dit-elle. Pas pour publier. Pour ne pas mourir deux fois.
Alors ce soir-là, dans la lumière chaude d’un début de nuit, autour d’une table couverte de tasses, de stylos, de miettes de pain et de pages froissées, les femmes commencèrent à écrire. À se raconter. À nommer. À panser.
C’était un atelier de rien. Une veillée sans règles. Mais quelque chose, là, prenait racine.
Léa fut la première à lire à voix haute. Sa voix tremblait mais tenait bon.
— Je suis née une seconde fois le jour où j’ai su que je pouvais dire non sans qu’on m’arrache mon sourire.
Personne n’applaudit. Ce n’était pas nécessaire.

0 commentaire
Enregistrer un commentaire