Cette chambre était pour moi un petit royaume où je pouvais me divertir à me raconter des histoires. On ne m'y dérangeait pas. Le soir, je montais, une lampe au poing, après avoir embrassé tout le monde. "Ne lis pas trop tard", me disait Maman d'une voix absente. Elle jouait, en effet, au trictrac avec mon père et ses pensées étaient ailleurs. Et puis, qu’est-ce que trop tard voulait dire ? Je posais ma lampe sur la table au chevet de mon lit, me déshabillais, et me glissant sous mes couvertures après avoir fait mes prières, j’ouvrais un des volumes dont je raffolais. Ils étaient au nombre de trois : Les Misérables (nombreuses obscurités), Notre-Dame de Paris (même remarque, mais je lisais comme un ivrogne boit du cognac), enfin une édition illustrée des Mystères de Paris, que m’avait prêtée Sidonie. Ce dernier livre me comblait de plaisir. Je me souviens que j’en avalais ma salive aux moments les plus insupportablement dramatiques et que les illustrations me faisaient ouvrir des yeux énormes. Il y en avait une où l’on voyait une petite fille regardant avec horreur un pied humain qui sortait de terre. Un effroi délicieux me faisait jeter un vaste coup d’œil circulaire autour de moi, mais tout était si paisible dans cette chambre de campagne ; la grande armoire où Maman serrait le linge de la maison, la petite table à laquelle j’écrivais, une autre table avec la cuvette, ce décor me rassurait. Je continuais ma lecture. Le Maître d’école épouvantable, le Chourineur, la Chouette, les tapis-francs des Champs-Elysées, la Princesse Sarah, le Prince Rodolphe, Fleur-de-Marie, les supplices (je relisais plusieurs fois ces passages, de peur d’en perdre un seul mot), les vengeances… Tout à coup on frappait à ma porte, et le livre me sautait des mains. "Qu’est-ce que tu fais ? demandait la voix de Mary. Veux-tu éteindre immédiatement, il est dix heures et demie !" Je soufflais ma lampe et ramenais le drap par-dessus mon oreille à cause des fantômes qui pouvaient rôder autour de mon lit, mais j’avais à peine le temps d’avoir peur. Moins d’une minute plus tard, je dormais. »
(Julien Green, Jeunes années, Autobiographie I)
« Ma chambre était située au dernier étage. Pour la première fois j'avais une chambre à moi. Elle était grande et assez mal éclairée par une petite fenêtre d'où je voyais le lac entre les arbres du jardin et de l'avenue. Cette vue me ravissait par ce qu'elle avait d'immobile et d'un peu mélancolique. Elle m'apparaissait belle comme une affiche de gare. A la gare du Vésinet, en effet, se trouvait une affiche représentant un paysage automnal où se voyait un étang qu'entouraient des arbres dorés. Pour des raisons que je ne démêle pas, cette image me rendait triste, mais d'une tristesse agréable. La même émotion me saisissait quand je regardais par la fenêtre de ma chambre, je chantais tout seul des airs que j'inventais et qui dans mon esprit s'adressaient à l'eau méditative reflétant des nuages.
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