Le veuf se désola comme il convient, puis songea à se remarier. Il choisit une femme plus très jeune, veuve comme lui, avec deux filles de l'âge de la sienne : une bonne ménagère, s'est-il dit, et mère de famille avisée. Il l'épousa donc. Mais la femme et ses filles étaient jalouses de Vassilissa. Elles la tourmentaient, de besogne l'accablaient, pour que le vent et le soleil la fassent noircir, que le travail la fasse dépérir. Mais Vassilissa supportait tout sans se plaindre et devenait chaque jour plus belle, chaque jour plus blanche et rosée, alors que la marâtre et ses filles qui ne bougeaient pas, ne faisaient rien de leurs dix doigts, maigrissaient de dépit, jaunissaient d'envie.
Ce qu'elles ne savaient pas, c'est que sa poupée aidait Vassilissa. Le soir, quand tout le monde s'endormait, la jeune fille s'enfermait dans son appentis, servait à manger à sa poupée et lui racontait ses malheurs : - Petite poupée, mange à ta faim, écoute mes peines-chagrins! Triste est la maison de mon père, la méchante marâtre veut ma perte.
La poupée mangeait, puis elle consolait Vassilissa, la conseillait et, au matin, faisait tout le travail à sa place. Vassilissa se repose à la fraîcheur, cueille des fleurs et, pendant ce temps, l'eau est puisée, les choux arrosés, le potager sarclé, le feu allumé. Et la jeune fille choyait sa poupée, lui gardait les meilleurs morceaux. Plus Vassilissa grandissait, plus elle embellissait et plus sa marâtre la haïssait.
Un jour le marchand dut partir en voyage pour longtemps. La marâtre s'en alla habiter une maison à l'orée de la forêt. Dans cette forêt vivait Baba-Yaga, la vieille sorcière. Elle ne laissait personne approcher de son domaine et croquait les gens comme des poulets. Pour se débarrasser de Vassilissa, sa marâtre l'envoyait tout le temps dans la forêt - chercher ceci, apporter cela. Mais la jeune fille revenait saine et sauve, sa poupée la guidait, l'éloignait de la maison de Baba-Yaga.
L'automne vint...
Dehors, il faisait sombre, il pleuvait, le vent hurlait, c’était déjà la fin de l’automne. Durant les longues soirées les filles travaillaient : l'une à faire de la dentelle, l'autre à tricoter des bas et Vassilissa à filer le lin. La marâtre leur donna la tâche pour la nuit et se coucha, ne laissant qu'une chandelle allumée pour les travailleuses. L'une de ses filles fit mine de moucher la chandelle et l'éteignit, comme sans faire exprès. Et de s'exclamer :
- Quel malheur ! L'ouvrage n'est pas terminé et il n'y a pas un tison dans la maison. Il faut aller demander du feu à Baba-Yaga ! Qui va y aller ?
- Pas moi, dit la dentellière. Avec mes épingles, j'y vois clair !
- Ni moi, dit la tricoteuse. Mes aiguilles brillent, j'y vois bien. Et toutes les deux s'en prirent à Vassilisa : - C'est à toi d'aller chercher du feu chez Baba-Yaga !
Et elles la poussèrent hors de la pièce. Vassilissa courut à son appentis, servit le souper à la poupée, lui dit en pleurant :
- Petite poupée, mange à ta faim, écoute ma peine-chagrin ! On me dit d'aller chez Baba-Yaga. Elle va me dévorer !
- Ne crains rien, lui répondit la poupée. Prends-moi avec toi et va tranquillement où l'on t'envoie. Tant que je suis là, nul mal ne peut t'arriver.
Vassilissa mit sa poupée dans sa poche et s'en alla dans la forêt obscure, sur des sentes inconnues, sur des chemins perdus.
La forêt était épaisse, aucune étoile ne brillait dans les cieux, la lune était cachée. Vassilissa cheminait depuis quelque temps quand un cavalier la dépassa : tout blanc, de blanc vêtu et monté sur un cheval blanc, harnaché de blanc. Aussitôt le ciel devint plus clair. Elle poursuivit son chemin et vit un autre cavalier : tout rouge, vêtu de rouge et monté sur un cheval rouge de rouge harnaché. Et le soleil se leva. Ce n'est qu'au soir tombant que Vassilissa atteignit la clairière où vivait Baba-Yaga. Sa maison d'ossements était faite, des crânes avec des yeux ornaient le faîte, pour montants de portail des tibias humains, pour loquets-ferrures des bras avec des mains, et en guise de cadenas verrouillant la porte, une bouche avec des dents prêtes à mordre.
La pauvre jeune fille tremblait comme une feuille en voyant ça, quand un cavalier arriva : tout noir, de noir vêtu et monté sur un cheval noir au noir harnais. Aussitôt la nuit tomba et s'allumèrent les yeux des crânes, si bien qu'on y voyait comme en plein jour.
Vassilissa aurait bien voulu se sauver, mais la peur la clouait sur place. Tout à coup il se fit grand bruit dans la forêt. Les branches craquaient, les feuilles crissaient. Et déboucha dans la clairière Baba-Yaga, vieille sorcière. Dans un mortier elle voyage, du pilon l'encourage, du balai efface sa trace. Le mortier s'arrêta devant le portail, Baba-Yaga huma l'air et s'écria :
- Ça sent la chair humaine par ici ! Montre-toi, qui que tu sois ! Toute tremblante, Vassilissa s'approcha en saluant bas :
- C'est moi, grand-mère. Les filles de ma marâtre m'ont envoyée chez toi, te demander du feu.
- Oh, je les connais, dit Baba-Yaga. C'est bon, tu vas rester ici et me servir. Si le travail est bien fait, je te donnerai du feu, autrement, je te mangerai !
Baba-Yaga se tourna vers le portail et cria :
- Déverrouillez-vous, cadenas résistants ! Large portail, ouvre-toi à deux battants ! Le portail s'ouvrit et Baba-Yaga roula dans la cour en sifflotant. Vassilissa la suivit. Et le portail se referma.
Une fois dans la maison, Baba-Yaga s'affala sur un banc et ordonna à Vassilissa :
- Que tout ce qui est au four et dans le garde-manger devant moi vienne se ranger ! Et dépêche-toi, j'ai faim !
Vassilisa se mit à la servir. Pâtés et rôtis, salmis et confits, tartes et tourtes, jambons et soupes. Elle tira du cellier piquette et eau-de-vie, bières et vins à l'envies - de quoi boire-manger pour dix ! Baba-Yaga nettoya tous les plats, vida brocs et bouteilles jusqu'à la dernière goutte. Elle ne laissa pour Vassilissa qu'un quignon de pain, un peu de soupe et un bout de cochon rôti. Puis elle dit :
- Demain, après mon départ, tu balayeras la cour, nettoieras la maison, prépareras le dîner, rangeras le linge. Après ça, tu prendras dans la huche un boisseau de blé que tu vas trier grain par grain. Et tâche que tout soit bien fait, sinon je te mange ! Elle se coucha et se mit à ronfler. Vassilisa servit à sa poupée les restes du souper de Baba-Yaga et lui dit en pleurant :
- Petite poupée, mange à ta faim, écoute ma peine-chagrin ! Si je ne fais pas tout ce travail, Baba-Yaga va me manger !
- Ne crains rien, lui répondit la poupée. Va dormir tranquille, le soir voit tout en noir, mais le matin est plus malin !
Vassilissa se leva avant l'aube, mais Baba-Yaga était déjà debout. Bientôt les yeux des crânes s'éteignirent. Passa le cavalier blanc et le jour se leva. Baba-Yaga sortit dans la cour et siffla, aussitôt le mortier vint se ranger devant elle, avec le pilon et le balai. Le cavalier rouge passa et le soleil apparut. Baba-Yaga monta dans son équipage et fila bon train. Dans un mortier voyage, du pilon l'encourage, du balai efface sa trace !... Restée seule, Vassilissa fit le tour de la maison en se demandant par quel bout commencer l'ouvrage, quand elle vit que tout était déjà fait, la poupée triait les derniers grains de blé. Vassilissa l'embrassa :
- Comment te remercier, ma poupée chérie ! Tu m'as sauvé la vie. La poupée grimpa dans sa poche en disant: - Tu n'as plus que le dîner à préparer. Puis repose-toi.
Au soir tombant, Vassilissa mit la table. Bientôt le cavalier noir passa et la nuit tomba. Les yeux des crânes s'étaient allumés, on entendit les branches craquer, les feuilles crisser : c'est Baba-Yaga qui arrivait. Vassilissa sortit à sa rencontre.
- Le travail est-il fait, l'ouvrage bien terminé ? demanda Baba-Yaga. Vois par toi-même, grand-mère, répondit la jeune fille. Baba-Yaga inspecta tout, regarda partout sans trouver rien à redire. Elle grogna : « Bon, ça peut aller... » puis appela :
- Fidèles serviteurs, mes amis de cœur, venez moudre mon blé !
Alors trois paires de bras ont apparu, ont emporté le grain hors de la vue. Baba-Yaga dîna et se coucha en disant :
- Demain, en plus de tout ce que tu as fait aujourd'hui, tu vas trier un boisseau de graines de pavot. De la terre s'y est mêlée, tâche qu'il n'en reste pas trace, sinon je te mange ! Elle se mit vite à ronfler. Vassilissa servit sa poupée qui mangea et lui dit comme la veille : - Va dormir tranquillement, tout sera fait. Le matin est le plus malin !
Le lendemain, l'ouvrage fait en un tournemain, Vassilissa se reposa tranquillement. À son retour, Baba-Yaga inspecta tout, regarda dans tous les recoins, ne trouva rien redire. Elle appela :
- Fidèles serviteurs, mes amis de cœur, venez presser l'huile de mes graines de pavot ! Trois paires de bras ont apparu, ont emporté les graines hors de la vue. Baba-Yaga s'attabla pour dîner. Vassilissa la servait en silence et la sorcière grommela :
- Pourquoi ne dis-tu rien ? Tu es là, comme une muette !
- C'est que je n'osais pas, grand-mère ! Mais si tu le permets, je voudrais bien demander quelque chose.
- Demande ! Mais toute question n'est pas bonne à poser. D'en savoir trop Iong, on vieillit trop vite !
Je voudrais que tu m'expliques ce que j'ai vu, grand-mère. En venant chez toi, un cavalier blanc m'a croisée. Qui est-il ?
- C'est mon jour clair, répondit Baba-Yaga.
- Après ça j'ai vu un cavalier tout rouge, qui est-ce ?
- C'est mon soleil ardent.
- Et puis j'ai vu un cavalier tout noir, qui est-ce ?
- C'est ma sombre nuit, répondit Baba-Yaga. Tous trois sont mes serviteur fidèles ! Tu veux savoir autre chose ?
Vassilisa pensait aux trois paires de bras, mais n'en souffla mot. Baba-Yaga lui dit - Eh bien, tu ne me poses plus de questions ?
- J'en sais bien suffisamment pour moi, grand-mère ! Tu l'as dit toi-même - à trop savoir, on vieillit vite.
- C'est bien, - approuva Baba-Yaga. - Tu interroges sur ce que tu as vu dehors, pas sur ce qui se passe dedans. J'entends laver mon linge en famille, et les trop curieux, je les mange ! Et maintenant c'est mon tour de te poser une question: comment arrives-tu à faire tout le travail que je te donne ?
- La bénédiction maternelle me vient en aide, grand-mère.
- C'est donc ça ? Eh bien, fille bénie, tu vas prendre la porte, et tout de suite encore ! Je n'en veux pas, de bénis, chez moi !
Baba-Yaga poussa la jeune fille dehors, mais avant de refermer le portail, elle prit un crâne aux yeux ardents, le mit au bout d'un bâton qu'elle fourra dans la main de Vassilissa : Voilà du feu pour les filles de ta marâtre ! Après tout, c'est pour ça qu'elles t'avaient envoyée chez moi.
Vassilissa partit en courant dans la forêt. Les yeux du crâne éclairaient son chemin et ne s'éteignirent qu'à l'aube.
Elle chemina toute la journée et, vers le soir, comme elle approchait de sa maison, elle se dit : « Depuis le temps, elles ont sûrement trouvé du feu...» et voulut jeter le crâne. Mais une voix en sortit :
- Ne me jette pas, porte-moi chez ta marâtre !
Vassilissa obéit. En arrivant, elle fut bien étonnée de ne pas voir de lumière dans la maison, plus étonnée encore de voir la marâtre et ses filles l'accueillir avec grande joie. Depuis son départ, lui dit-on, pas moyen d'avoir du feu dans la maison. Celui qu'on allume ne prend pas, celui qu'on amène de chez les voisins s'éteint.
- Le tien se gardera mieux, peut-être, dit la marâtre.
Vassilissa apporta le crâne dans la chambre. Aussitôt les yeux brûlants se sont fixés sur la marâtre et ses filles, les suivant partout, les consumant. En vain tentaient-elles de fuir ou de se cacher, les yeux les poursuivaient et avant l'aube il n'en resta que cendres. Seule Vassilissa n'avait aucun mal.
Au matin, Vassilissa enterra le crâne, ferma la maison et s'en alla en ville où une vieille femme la recueillit en attendant le retour de son père.
Un jour, Vassilissa dit à la vieille : - Je m'ennuie à ne rien faire. Achète-moi du beau lin, je vais le filer, le temps me durera moins. La vieille lui apporta du lin et Vassilissa se mit au travail. Entre ses doigts le fuseau danse-vire, le fil s'étire, plus fin qu'un cheveu, plus solide qu'acier. Elle eut vite fini de filer, voulut se mettre à tisser, mais aucun métier n'était assez fin pour son fil. C'est encore sa poupée qui l'aida, qui lui fabriqua un métier tel qu'on aurait pu tisser des toiles d'araignée avec ! Vassilissa se remit à l'ouvrage et à la fin de l'hiver la toile était tissée, si mince, si fine qu'on aurait pu la faire passer par le chas d'une aiguille !
Au printemps on fit blanchir la toile sur le pré, au chaud soleil, au vent frais. Et Vassilissa dit à la vieille femme : Va au marché, grand-mère. Vends cette toile et garde l'argent. Mais la vieille se récria :
- Tu n'y songes pas ! Une telle marchandise à la foire ne traîne, au marché ne se promène. Je vais la porter chez le tsar.
Devant le palais elle s'installait, sous les fenêtres allait-venait, tant que le tsar s'étonnant de la croisée l'appela :
- Que fais-tu là, bonne vieille ? Que veux-tu ?
- Je t'apporte une denrée rare, comme Votre Majesté n'est pas près d'en voir ! beau, du précieux à n'en pas croire les yeux !
Le tsar fit entrer la vieille et s'émerveilla de la toile : - Combien en demandes-tu, bonne vieille ?
- Une toile pareille n'a pas de prix ! Nul ne peut l'acheter, le tsar seul peut la porter. Alors, si Votre Majesté y consent, je te l'offre en joli présent !
Le tsar remercia la vieille qui partit, chargée de cadeaux. Le tsar donna la toile à ses tailleurs pour qu'ils lui en fassent des chemises. Ces chemises, ils les coupèrent, mais pour ce qui est de les coudre - rien à faire ! Ni taille ni lingères n'osaient ouvrer une toile aussi fine. Le tsar, impatienté, envoya chercher vieille femme :
- Puisque tu as su tisser la toile, tu sauras coudre mes chemises !
- Cette toile ne sort pas de mes mains. Ma fille adoptive l'a filée-tissée, tout y est passé. C'est son travail, son bel ouvrages!
- Eh bien, elle n'a qu'à coudre mes chemises ! Quand la vieille lui rapporta l'affaire, Vassilissa sourit :
Je me doutais bien que c'était travail pour mes mains !
Et elle se mit à coudre. Dans ses doigts l'aiguille vole, un point à l'autre se colle, la douzaine de chemises est prête en un rien de temps.
La vieille les emporta chez le tsar et Vassilissa qui avait son idée, se baigna, se peigna, richement s'habilla, devant la fenêtre s'installa. Peu après elle vit arriver un envoyé du tsar qui dit à la vieille :
- Où est cette habile ouvrière-couturière ? Sa Majesté le tsar de ses yeux veut la voir, de ses mains veut la récompenser.
Vassilissa se rendit au palais. Et quand elle entra, quand le tsar la regarda il en tomba amoureux sur le champ :
- Je ne te laisserai pas partir, ma douce beauté ! Sois ma femme !
Le tsar prit par la main Vassilissa la ravissante beauté, la fit asseoir à ses côtés et on célébra leurs noces sans plus tarder.
Bientôt le père de Vassilissa revint de voyage, il fut tout heureux du bonheur de sa fille et resta vivre près d'elle. La vieille femme demeura aussi avec eux. Et toute sa vie, la tsarine Vassilissa porta sa poupée sur elle, dans sa poche.
Source : touslescontes.com
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