La bague vénitienne

"Trente-huit ans et enfin la certitude que cet homme-là ne sera pas de passage. Trois mois d'amour et déjà Venise. Derrière sa vitrine, un petit artisan verrier souffle dans ses pipes à verre pour modeler d'éclatants bijoux colorés. Sous mes yeux, une bague prend forme. Lourde, comme je les aime. D'un rouge ardent. Impressionnante comme une bague de doge, imposante comme mon bel amour tout neuf, elle pèse à mon doigt le poids de tous mes espoirs.

Quelques mois plus tard. Un geste maladroit. Ma bague glisse de la tablette de la salle de bains, s'écrase sur l'émail du lavabo et explose en mille petits éclats de verre. Intérieurement, je me liquéfie. Un vent de superstition me dévaste. Mon histoire ne va-t-elle pas suivre le même chemin ? N'est-ce pas un mauvais présage ? Et cet homme ne va-t-il pas me quitter, persuadé que je donne aussi peu d'importance à sa personne qu'à ses cadeaux ? Décomposée, je sors de la salle de bains sans oser dire ce qui vient de s'y passer.
La solidarité féminine des copines se met en place. Bien sûr, il y a d'abord débat : dois-je avouer à mon compagnon ? Je refuse catégoriquement ! Ensuite vient l'action. Une italianisante se met en chasse de mon verrier vénitien. Un plan de Venise dans une main, un annuaire italien dans l'autre... Miracoli ! elle retrouve le nom du verrier. Elle l'appelle. Nouveau miracle : il se souvient des "innamorati francese" et de "l'anello rosso della donna". Moyennant quinze euros de participation aux frais postaux, il se propose de la refondre à l'identique.
Lorsqu'elle est revenue, j'en aurai pleuré de la retrouver entière. À part moi, personne ne peut se rendre compte qu'elle est un peu plus grossière, un peu plus lourde au doigt. Mais ça n'est pas grave, pour moi, elle reste le signe ostensible de ma victoire sur la fatalité : le jour où j'ai sauvé mon couple du sort d'un mauvais génie.
(Julie)