Les trois langues (conte suisse) (2)

Il demanda au château la permission d'y passer la nuit. "Oui, dit le vieux châtelain, si tu veux passer la nuit en bas dans le caveau. Mais je te préviens, défends ton corps et ta vie ! Le caveau est plein de chiens sauvages et sanguinaires, qui aboient et hurlent continuellement et déchirent tous ceux qui les approchent. Ils viennent justement de mettre en pièces deux voyageurs."

Jean comprit qu'il s'agissait de ces deux compagnons de voyage. Le châtelain lui raconta encore que les chiens voulaient avoir de temps en temps de la chair humaine et qu'il fallait alors leur jeter chaque fois un homme, sinon, ils s'échapperaient et n'épargneraient personne, dans leur fureur.

La contrée entière était plongée dans le deuil et la douleur, et personne ne savait que faire. Mais le jeune homme ne se troubla nullement et dit : "Laissez-moi aller vers les chiens sauvages. Donnez-moi seulement un pain, pour que je puisse leur jeter quelque chose. Ils ne me feront aucun mal !"

Comme il ne demandait rien de plus, on lui donna un pain et on le conduisit au caveau. Lorsque Jean en passa le seuil, les chiens noirs n'aboyèrent pas ; amicalement, ils agitèrent la queue et rampèrent sur le sol devant lui ; ils mangèrent docilement le pain qu'il leur offrit et ne touchèrent pas le jeune homme. Lorsque le châtelain se leva, le lendemain, il vit paraître Jean devant lui, frais et dispos, et il en fut grandement surpris. "Les chiens, dit le jeune homme, m'ont appris dans leur langage pourquoi ils restaient ici et nuisaient au pays. Ils sont ensorcelés et doivent garder un grand trésor enfoui sous le caveau. Ils ne se calmeront que lorsqu'on l'aura retiré de sa cachette. Et ils m'ont indiqué aussi comment y parvenir." Alors, tous ceux qui l'entendirent se réjouirent. Le châtelain bénit Jean et lui promit de l'adopter pour son fils s'il accomplissait heureusement l'oeuvre entreprise. Jean redescendit dans le caveau et comme il savait ce qu'il avait à faire, tout lui réussit. Il remonta, portant dans ses bras le coffre précieux, rempli d'or. Jamais plus dès lors on entendit le hurlement des chiens sauvages. Ils disparurent et le pays fut désormais délivré de son malheur.

Quelque temps après, Jean apprit en rêve qu'il lui fallait se rendre à Rome en pèlerinage. Il prit donc congé des gens du château de Loèche et partit. Il marcha bravement et parvint en un jour jusqu'à la petite cité de Sion. Dans la haute cime d'un puissant noyer, des oiseaux chantaient et sifflaient bizarrement. Jean écouta et lorsqu'il eut appris ce qu'ils disaient, il devint triste et rêveur. En continuant son chemin, des grenouilles, par leurs coassements, lui révèlent un avenir fabuleux, ce qui le rendit de nouveau tout pensif. Arrivé à Rome, il apprit que le pape venait de mourir et que les cardinaux ne parvenaient pas à se mettre d'accord sur le nom de son successeur. Au moment même où les cardinaux décidèrent que le futur pape serait désigné par un signe miraculeux, deux colombes blanches vinrent se poser sur les épaules de Jean. Quand on lui demanda s'il accepterait de devenir pape, il hésita dans son âme, ne sachant pas s'il en était digne ; mais les colombes lui conseillent d'accepter. Il fut donc consacré, comme l'avaient prédit les oiseaux et les grenouilles. Mais il dut chanter la messe, et comme il n'en savait pas le premier mot, les colombes, qui n'avaient pas quitté ses épaules, lui soufflèrent tout dans l'oreille.