Le petit monde d'Alice

jeudi 31 août 2017

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C’était au temps des âmes grises et des peurs inconsidérées. Les femmes demeuraient où la rivière s’ouvre et les hommes plus haut, où le torrent rugit. Se rencontraient-ils quelquefois ? Jamais. Ils se fuyaient avant. Chacun dans son village ils s’ignoraient autant que le roncier d’ici et le buisson d’ailleurs. Dieu, paraît­-il, avait voulu que les choses soient ainsi faites. Il advint qu’il le regretta.
Un jour, un garçon sur la rive aperçut une fille au loin qui s’en venait à sa rencontre. Pourquoi s’en étaient-ils allés hors de leur hutte familière au même instant, sous l’œil d’En-Haut ? Pour se laver de l’ordinaire, pour être seuls avec le ciel, avec la terre ensoleillée, avec leurs battements de cœur. Du moins le croyaient-ils. Ils n’avaient pas senti la main du Créateur qui le menait ensemble.
L’herbe était tendre, tiède, et tous deux étaient nus. Dans la lumière bleue où riaient les oiseaux ils marchèrent jusqu’à se joindre. Ils s’arrêtèrent face à face, ils s’entre-regardèrent un moment, bouche bée, puis le garçon dit à la fille, désignant, l’œil inquiet, sa fente au bas du ventre :
-         Il semble que tu sois blessée.
L’autre lui répondit, craintive, embarrassée :
-         Blessée ? Je ne sais pas. J’ai toujours eu cela.
Le garçon se pencha, ouvrit du bout du doigt, sous le nombril, les lèvres. Il vit, dedans, du rouge. Il dit :
-         C’est une plaie. Mieux vaudrait la soigner avant qu’elle ne s’infecte.
La fille répondit :
-         Pourtant, je n’ai pas mal.
-         Tu dois te reposer. Allons jusque chez moi. Nous montrerons cela aux grands-pères qui savent.
Il prit sa main et l’entraîna.
Jusqu’aux premières huttes ils ne parlèrent pas, puis les hommes accourus leur ouvrirent un chemin de questions étonnées, de rires, de grands gestes. Au seuil de la maison chacun resta muet, l’œil avide et le cou tendu, tandis que le garçon entrait dans la pénombre et menait sa compagne à son lit de feuillage. Il la fit s’allonger, courut chercher les vieux. Ils vinrent avec leurs talismans et leurs baguettes magiciennes. Ils se penchèrent gravement, palpèrent devant et derrière. Ils grommelèrent enfin :
-         Que faire ?
Le garçon répondit :
-         La blessure est profonde, il nous faut la fermer. Peut-on laisser mourir ce ventre, ce visage ? A la nuit, j’irai voir l’Esprit de la forêt. Je lui demanderai une idée secourable.
Au soir il s’en fut donc. L’Esprit le conduisit aux plantes qui guérissent. Il revint au matin chargé d’herbes, de fleurs, de racines terreuses. Il alluma son feu, prépara des bouillons, composa des onguents, pétrit des cataplasmes. Il en badigeonna les cuisses, le nombril et la brèche bizarre. Elle ne se ferma point. Les hommes, tous les soirs, s’en venaient aux nouvelles, et s’ils souffraient de quelque mal il arrivait qu’ils goûtent aux sèves et aux essences, aux emplâtres, aux tisanes. Aussitôt leurs plaies s’effaçaient, leurs verrues s’écaillaient, leurs furoncles séchaient. Ainsi fut peu à peu trouvé remède à tout. Mais la fille restait avec sa fente au ventre et le garçon ému d’amour déconcerté interrogeait son cœur, perdait le goût de vivre. Une nuit, las d’attendre et d’espérer en vain, il s’en fut à nouveau à la forêt voisine.
Il pria haut et fort l’Esprit compatissant de l’inspirer encore. Alors, comme il errait sous les feuillages obscurs, un tapage de singes effraya les buissons, soudain, dans les ténèbres. Le dos courbe il fit halte, il se tint à l’affût. La lune se pencha sur le bord d’un nuage. Un gorille apparut dans sa lueur dorée. Il le vit s’accroupir sur un corps de femelle aux cuisses grandes ouvertes, empoigner rudement son bâton de chair crue et d’un coup de reins le plonger dans le mystère d’entrejambe. « Par les dieux orphelins qui m’ont servi de père, s’écria dans son cœur le jeune homme ébahi, ce n’est pas une plaie, c’est une grotte chaude, un tunnel à plaisir, un calice, un verger, une fournaise fraîche, une cité d’amour ! » Un rire extasié le tint là, jusqu’à l’aube, à offrir à la nuit les mille et mille noms qui désignent ici-bas le sexe de la femme.
Il revint au village. Il assembla ses frères aux quatre coins du lit. Il dit :
-         Soyons heureux. J’ai trouvé le remède à la blessure rouge.
Il fit là, devant tous, ouvrage d’amant simple, une fois par plaisir, une fois par amour, une troisième fois pour que nul n’oublie rien, puis les hommes coururent au village des femmes. Ils les soignèrent toutes. Elles ouvrirent les jambes avec enthousiasme. Il y avait tant et tant de lunes que sans oser rien dire elles sentaient leur puits vivant mélancolique ! Dieu, au ciel, fut content. Ses enfants, désormais, pouvaient aller sans lui. Ils avaient découvert, outre l’art d’enfanter, le chemin tortueux de l’amour véritable qui sait faire (lui seul) d’une erreur un miracle, et d’un souci pour rien un remède pour tout.

(Henri Gougaud, Le Livre des amours : Contes de l’envie d’elle et du désir de lui)

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