Le petit monde d'Alice

jeudi 12 novembre 2015

Publié par Alice - 0 commentaire

Suite et fin...

Dès lors, le souvenir de ce moment béni l’habita. Elle aimait se répéter les mots qui lui paraissaient magiques : « Tes fruits sont beaux ! Merci de me les offrir ! » Quand le travail était trop lourd ou trop ingrat, quand les coups l’atteignaient ou la blessaient, elle plongeait dans sa mémoire, retrouvait le soleil de ce jour merveilleux et ce soleil l’aidait à surmonter sa peine. « Mes fruits sont beaux, se disait-elle. Il a su les reconnaître ! »

Elle devait avoir 12 ans quand le chef-pâtissier la remarqua et la prit à son service. Sa vie dès lors changea. Son maître était un homme joyeux qui chantait tout le jour. Elle s’appliqua à l’imiter et elle le fit avec tant de soin, tant de constance, tant de bonne volonté, que fort habile elle devint.

Un jour d’hiver, elle apprit qu’un troubadour allait passer au château. Elle s’arrangea pour être celle qui offrirait gâteaux, pâtisseries et sucreries.

Cachée derrière une tenture, elle écouta les chants du troubadour, fut bouleversée par sa voix et par sa musique. Quand elle passa vers lui, elle eut l’audace de murmurer : « Ce que vous faites est si beau que j’ai failli en mourir. » Le troubadour la regarda et lui sourit.

Un an plus tard, il revint et grâce à son maître, elle fut chargée une nouvelle fois d’offrir gâteaux, pâtisseries et sucreries.

Derrière la tenture, elle mangea tous les mots et toute la musique du troubadour et quand elle passa près de lui, elle lui souffla : «  Je voudrais faire ce que vous faites. »

L’homme lui demanda si elle savait chanter. « Oui » affirma-t-elle crânement.

« Je reviendrai l’an prochain et je vous emmènerai. »

Pendant un an, elle chanta, en imitant le troubadour. Puis, elle osa créer son propre chant, basé sur sa propre histoire. Celle des cerises rouges et du plat d’argent.

Mais au bout d’un an, le troubadour ne revint pas.

Elle se prit à désespérer et se dit qu’il l’avait oubliée.

Et puis, un jour d’automne, il arriva. Amaigri, pâle, comme fiévreux.

Quand elle passa vers lui, il la reconnut et lui dit à voix basse : « L’heure est venue, demain nous partirons. »

Feu follet quitta donc le château et suivit celui qu’elle admirait. Il fit d’elle son émule, lui confia savoir et sagesse. Et c’est ainsi qu’elle devint la première femme troubadour du royaume.

Quand son maître mourut, elle continua sa mission, alla de châteaux en châteaux. Au savoir de son maître, elle ajouta le sien.

Son grand rêve était de chanter pour le roi. Il se réalisa. Quand ses lèvres se souvinrent des cerises rouges et du plat d’argent, quand elles prononcèrent les mots magiques : « Tes fruits sont beaux, merci de me les offrir », elle vit dans les yeux fatigués du vieux roi des lueurs dansantes et elle surprit ses lèvres articuler le prénom d’autrefois : « Feu follet ».

Elle se sut reconnue et sa joie fut immense.

Feu follet eut, elle aussi, un disciple à qui elle transmit savoir et sagesse. Puis, son disciple, à son tour, passa le flambeau.

Et c’est ainsi que, de générations en générations, l’histoire de Feu follet est arrivée jusqu’à nous.

(Marie-Luce Dayer, Aromates et grenades)


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