Suite et fin...
Dès lors, le souvenir de ce
moment béni l’habita. Elle aimait se répéter les mots qui lui paraissaient
magiques : « Tes fruits sont beaux ! Merci de me les
offrir ! » Quand le travail était trop lourd ou trop ingrat, quand
les coups l’atteignaient ou la blessaient, elle plongeait dans sa mémoire,
retrouvait le soleil de ce jour merveilleux et ce soleil l’aidait à surmonter
sa peine. « Mes fruits sont beaux, se disait-elle. Il a su les reconnaître !
»
Elle devait avoir 12 ans
quand le chef-pâtissier la remarqua et la prit à son service. Sa vie dès lors
changea. Son maître était un homme joyeux qui chantait tout le jour. Elle s’appliqua
à l’imiter et elle le fit avec tant de soin, tant de constance, tant de bonne
volonté, que fort habile elle devint.
Un jour d’hiver, elle apprit
qu’un troubadour allait passer au château. Elle s’arrangea pour être celle qui
offrirait gâteaux, pâtisseries et sucreries.
Cachée derrière une tenture,
elle écouta les chants du troubadour, fut bouleversée par sa voix et par sa
musique. Quand elle passa vers lui, elle eut l’audace de murmurer : « Ce
que vous faites est si beau que j’ai failli en mourir. » Le troubadour la
regarda et lui sourit.
Un an plus tard, il revint
et grâce à son maître, elle fut chargée une nouvelle fois d’offrir gâteaux, pâtisseries
et sucreries.
Derrière la tenture, elle
mangea tous les mots et toute la musique du troubadour et quand elle passa près
de lui, elle lui souffla : « Je voudrais faire ce que vous faites. »
L’homme lui demanda si elle
savait chanter. « Oui » affirma-t-elle crânement.
« Je reviendrai l’an
prochain et je vous emmènerai. »
Pendant un an, elle chanta,
en imitant le troubadour. Puis, elle osa créer son propre chant, basé sur sa
propre histoire. Celle des cerises rouges et du plat d’argent.
Mais au bout d’un an, le
troubadour ne revint pas.
Elle se prit à désespérer et
se dit qu’il l’avait oubliée.
Et puis, un jour d’automne,
il arriva. Amaigri, pâle, comme fiévreux.
Quand elle passa vers lui,
il la reconnut et lui dit à voix basse : « L’heure est venue, demain
nous partirons. »
Feu follet quitta donc le
château et suivit celui qu’elle admirait. Il fit d’elle son émule, lui confia
savoir et sagesse. Et c’est ainsi qu’elle devint la première femme troubadour
du royaume.
Quand son maître mourut,
elle continua sa mission, alla de châteaux en châteaux. Au savoir de son maître,
elle ajouta le sien.
Son grand rêve était de
chanter pour le roi. Il se réalisa. Quand ses lèvres se souvinrent des cerises
rouges et du plat d’argent, quand elles prononcèrent les mots magiques : « Tes
fruits sont beaux, merci de me les offrir », elle vit dans les yeux
fatigués du vieux roi des lueurs dansantes et elle surprit ses lèvres articuler
le prénom d’autrefois : « Feu follet ».
Elle se sut reconnue et sa
joie fut immense.
Feu follet eut, elle aussi,
un disciple à qui elle transmit savoir et sagesse. Puis, son disciple, à son
tour, passa le flambeau.
Et c’est ainsi que, de
générations en générations, l’histoire de Feu follet est arrivée jusqu’à nous.
(Marie-Luce Dayer, Aromates et grenades)
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