La journée avait été chaude, un été. Les fraises étaient gorgées de cette chaleur qui brûle les fruits jusqu’au cœur où ils sont tièdes. Les feuilles ne suffisaient pas à faire une ombre qui les protège assez. J’ai détaché l’une d’entre elles. Mon père m’a invité à la passer sous l’eau, selon son expression, pour la nettoyer et la rafraîchir. Le filet descendu du robinet était glacial, procédant des sources qui dormaient sous les jardins. Lorsque je mis la fraise en bouche, elle était fraîche sur sa surface et chaude en son âme, peau douce presque froide, chair tempérée. Ecrasée sous mon palais, elle se fit liquide qui inonda ma langue, mes joues, puis descendit au fond de ma gorge. J’ai fermé les yeux. Mon père était là, à mes côtés, travaillant la terre, courbé sur les planches du potager. L’espace d’un instant – une éternité – je fus cette fraise, une pure et simple saveur répandue dans l’univers et contenue dans ma chair d’enfant. De son aile, le bonheur m’avait frôlé avant de partir ailleurs. Depuis, je guette le retour de cet ange hédoniste dont j’ai tant aimé les rémiges et le souffle.
(Michel Onfray, La raison gourmande)
0 commentaire
Enregistrer un commentaire