Le petit monde d'Alice

jeudi 11 septembre 2014

Il y a dans notre enclos un petit bois planté de charmilles, d'érables, de frênes, de tilleuls et de lilas. Ma mère choisit un endroit où une allée tournante conduit à une sorte d'impasse. Elle pratiqua, avec l'aide d'Hippolyte, de ma bonne, d'Ursule et de moi, un petit sentier dans le fourré, qui était alors fort épais. Ce sentier fut bordé de violettes, de primevères et de pervenches qui depuis ce temps-là ont tellement prospéré, qu'elles ont envahi presque tout le bois. L'impasse devint donc un petit nid où un banc fut établi sous les lilas et les aubépines, et l'on allait étudier et répéter là ses leçons pendant le beau temps. Ma mère y portait son ouvrage, et nous y portions nos jeux, surtout nos pierres et nos briques pour construire des maisons, et nous donnions à ces édifices, Ursule et moi, des noms pompeux. C'était le château de la fée, c'était le palais de la Belle au bois dormant, etc. Voyant que nous ne venions pas à bout de réaliser nos rêves dans ces constructions grossières, ma mère quitta un jour son ouvrage et se mit de la partie. "Ôtez-moi, nous dit-elle, vos vilaines pierres à chaux et vos briques cassées. Allez me chercher des pierres bien couvertes de mousse, des cailloux roses, verts, des coquillages, et que tout cela soit joli, ou bien je ne m'en mêle pas."

Voilà notre imagination allumée. Il s'agit de ne rien rapporter qui ne soit joli, et nous nous mettons à la recherche de ces trésors que jusque-là nous avions foulés aux pieds sans les connaître. Que de discussions avec Ursule pour savoir si cette mousse est assez veloutée, si ces pierres ont une forme heureuse, si ces cailloux sont assez brillants! D'abord tout nous avait paru bon, mais bientôt la comparaison s'établit, les différences nous frappèrent, et peu à peu rien ne nous paraissait plus digne de notre construction nouvelle. Il fallut que la bonne nous conduisît à la rivière pour y trouver les beaux cailloux d'émeraude, de lapis et de corail qui brillent sous les eaux basses et courantes. Mais, à mesure qu'ils sèchent hors de leur lit, ils perdent leurs vives couleurs, et c'était une déception nouvelle. Nous les replongions cent fois dans l'eau pour en ranimer l'éclat. Il y a dans nos terrains des quartz superbes, et une quantité d'ammonites et de pétrifications antédiluviennes d'une grande beauté et d'une grande variété. Nous n'avions jamais fait attention à tout cela, et le moindre objet nous devenait une surprise, une découverte et une conquête.
(George Sand, Histoire de ma vie)


3 commentaires :

  1. C'est fou d'avoir eu une telle grand-mère comme modèle ! ;-)
    Merci de ce beau commentaire, James. A publier ! :-)) Je vais bientôt devoir embaucher une secrétaire pour gérer tout ça ! lol

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  2. Cela donne envie de relire George Sand !

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