5 juin 2008
Comme le matin de Paris était jeune et beau la fois où nous nous sommes rencontrés ! Tu menais ton premier combat. Ce jour-là, tu as rencontré la gloire et depuis, elle et toi, ne vous êtes plus quittés. Comment aurais-je pu imaginer que cinquante années plus tard nous serions là, face à face, et que je m'adresserais à toi pour un dernier adieu ? C'est la dernière fois que je te parle, la dernière fois que je le peux. Bientôt, tes cendres rejoindront la sépulture qui t'attend dans le jardin Majorelle de Marrakech.
C'est à toi que je m'adresse, à toi qui ne m'entends pas, qui ne me réponds pas. Tous ceux qui sont ici m'entendent, mais toi seul ne le peux.
Comment ne pas se souvenir ? Je me souviens de cette première rencontre et de celles qui ont suivi. Je me souviens du jour où nous avons décidé – mais décide-t-on dans ces cas là ? – que nos routes allaient se rejoindre et n'en feraient qu'une. Je me souviens de t'avoir annoncé sur ton lit d'hôpital au Val-de-Grâce que tu n'étais plus à la tête de la maison de Haute Couture qui t'employait et je me souviens de ta réaction : "Alors, m'as tu dit, nous allons en fonder une ensemble et tu la dirigeras." Je me souviens de la chasse à l'argent, des écueils qui surgissaient de partout, mais pour toi j'aurais affronté plus de risques encore. Je me souviens de ta première collection sous ton nom, rue Spontini, et de tes larmes à la fin qui témoignaient de mois de doute, de recherche, d'angoisse. Une fois de plus la gloire était venue te frôler de son aile. Puis les années se sont succédé et avec elles les collections. Comme elles ont passé vite, ces années, et comme tes collections ont façonné leur époque. De tous les couturiers, tu fus le seul à avoir ouvert le livre de ta vie, à le commencer au chapitre I, à l'écrire, et à y inscrire le mot "Fin". Tu avais compris que l'époque qui s'annonçait ne demanderait ni rigueur ni exigence, et après un dernier défilé au Centre Pompidou qui demeurera dans la mémoire de la mode, tu as quitté à jamais ce métier que tu avais tant servi et que tu avais tant aimé.
Tu ne t'es jamais consolé de cette séparation. Tu avais une passion pour la création de mode mais, comme cela arrive parfois dans certains couples, le divorce était inéluctable. Ce qui n'empêche pas de continuer à aimer ni de souffrir. Je veux te dire, moi qui fus ton plus proche témoin, qu'entre toutes, les qualités que j'ai le plus admirées chez toi sont précisément l'honnêteté, la rigueur et l'exigence. Tu aurais pu parfois te couler dans la mode mais tu n'y as jamais songé, fidèle au style qui fut le tien. Tu as eu bien raison, puisque ce style est celui qu'on retrouve partout. Peut-être pas sur les podiums de mode, mais dans les rues du monde entier. Ta complicité avec les femmes, que tu revendiquais haut et fort et dont tu étais le plus fier n'a jamais cessé. Avec Chanel – car si un nom doit être cité aujourd'hui, et un seul, c'est bien le sien –, Chanel qui t'avait désigné comme son successeur, tu auras été le couturier le plus important du XXe siècle. Elle de la première moitié, toi de la seconde.
Sur la plaque de marbre qui t'attend, au-dessous de ton nom, j'ai voulu que soit gravé "couturier français". Couturier tu l'as été ô combien ! Tu as construit une œuvre dont les échos seront longtemps audibles. Français, car tu ne pouvais rien être d'autre. Français, comme un vers de Ronsard, un parterre de Le Nôtre, une page de Ravel, un tableau de Matisse.
Pascal, qui ne l'aimait pas, reproche à Montaigne de préférer son œuvre à tout. C'est Montaigne qui a raison. C'est ton œuvre qui t'a permis de vivre, de supporter l'angoisse qui fut la tienne depuis ton plus jeune âge. L'artiste est ainsi fait qu'il ne trouve de salut et de raisons d'espérer que dans la création.
Comment, à ton propos, ne pas citer Proust ? Tu appartenais, en effet, à "cette grande famille magnifique et lamentable des nerveux qui est le sel de la terre. Tout ce que nous connaissons de bien nous vient des nerveux. Ce sont eux, et non pas d'autres, qui ont fondé les religions et composé les chefs-d'œuvre. Jamais le monde ne saura ce qu'il leur doit et surtout ce qu'eux ont souffert pour lui donner."
Voilà, Yves, ce que je voulais te dire. Il va falloir se quitter maintenant et je ne sais comment le faire. Parce que je ne te quitterai jamais – nous sommes-nous jamais quittés ? – même si je sais que nous ne regarderons plus le soleil se coucher derrière les jardins de l'Aguedal, que nous ne partagerons plus d'émotion devant un tableau ou un objet d'art. Oui, tout cela je le sais, mais je sais aussi que je n'oublierai jamais ce que je te dois et qu'un jour, j'irai te rejoindre sous les palmiers marocains. Pour te quitter, Yves, je veux te dire mon admiration, mon profond respect et mon amour.
Yves Saint Laurent (1.8.1936-1.6.2008)
Très beau et très triste...plus que jamais profitons de ceux que nous aimons pendant qu'il en est encore temps.
RépondreSupprimerOui.
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