Le petit monde d'Alice

lundi 4 août 2025

dimanche 3 août 2025

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Chapitre 6

La lumière matinale dansait sur les carreaux de la cuisine. Albane, une main sur la cafetière, l’autre occupée à lisser le torchon brodé de sa mère, tentait d’ignorer le pincement au ventre qui l’accompagnait depuis l’aube. Depuis qu’on avait sonné à sa porte.
 
La jeune femme, à peine plus âgée que Jeanne, la petite-fille d'Albane, portait une robe d’un bleu presque noir. Ses yeux, en revanche, étaient d’un brun si profond qu’on aurait dit un lac de tourbe. Elle n’avait pas souri, pas même esquissé un salut. Elle avait simplement dit :
 
— Je suis venue parler de Camille.
 
Ce prénom suspendit le temps.
 
Jeanne, accoudée à la table, sentit son cœur bondir. Camille. La sœur d’Albane. Celle qui, il y a fort longtemps, avait quitté la ferme en pleine nuit sans un mot. Celle que plus personne ne nommait, sinon les murs, parfois, dans un craquement.
 
La visiteuse s’appelait Marie et affirmait avoir connu Camille dans une communauté agricole féministe au Québec. Elle venait “par respect pour les silences” — une formule étrange qui avait pourtant touché Albane.
 
— Elle allait bien, dit Marie. Enfin… elle allait, c’est déjà quelque chose, non ?
 
Le silence qui suivit fut plus parlant qu’un cri.
 
Jeanne, fascinée par cette jeune femme singulière, se demanda ce qu’elle était venue bousculer ici. Était-ce un simple passage ? Un avertissement ? Ou le retour des histoires qu’on croyait enfouies à jamais ?
 
Marie regarda Jeanne avec intensité.
 
— Et toi, tu fais quoi ici, à ton âge ?
 
Jeanne, sans réfléchir :
 
— Je cherche ce que ça veut dire, vivre en étant entière.
 
Un sourire furtif éclaira le visage fermé de Marie.
 
Il y aurait d’autres révélations. Elles le sentaient toutes les trois.
 
Mais pour l’instant, elles restèrent là, dans cette cuisine tiède, avec l’odeur du café, des silences anciens… et l’ombre de Camille, revenue par procuration.

samedi 2 août 2025

Publié par Alice - 0 commentaire

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Chapitre 5

Le soleil était à peine levé sur le mas que les cigales entamaient déjà leur chant entêtant. Clara, qui avait mal dormi, tournait en rond entre la cuisine silencieuse et le figuier centenaire. Elle sentait quelque chose remuer en elle, une impatience neuve.
 
C’est en cherchant du papier pour écrire une lettre qu’elle découvrit, derrière de vieux dictionnaires, un vieux cahier violet.
 
Un objet épais, usé, jauni, mais plein d’odeurs d’encre, de lin et de poussière. Une inscription presque effacée sur la première page : Aux femmes que le monde a fait taire”.
 
Elle ouvrit. Les premières pages étaient vides. Puis soudain, des mots écrits d’une écriture fine, dense, nerveuse :
 
Ici, nous ne reconstruisons pas les ruines. Nous semons autre chose, ailleurs. Le silence ne nous a pas brisées, il nous a préparées.
 
Clara sentit son cœur battre plus fort. Ce n’était pas juste un vieux journal : c’était une mémoire vivante. Une trace laissée par celles qui, avant elles, étaient venues chercher refuge, sens, liberté.
 
******* 
 
Pendant ce temps, Yasmine retrouvait Inès au bord du ruisseau.
 
 — Tu n’as pas envie de venir à l’atelier de Lise ? lui proposa-t-elle.
 
 — Lise ? Elle fait quoi aujourd’hui ?
 
 — De la gravure sur linoléum. Mais attention, ce n’est pas de l’art pour faire joli. C’est pour laisser une empreinte. Sur le monde. Ou sur soi.
 
Inès hésita. Puis, sans trop savoir pourquoi, elle suivit Yasmine.
 
Dans l’atelier baigné de lumière, les femmes gravaient leurs prénoms, des symboles, ou même des silences. Lise expliquait doucement :
 
— Ce que vous tracez ici, c’est ce que vous refusez d’oublier.
 
Inès s’installa.
 
Elle prit un morceau de lino. Puis, lentement, elle grava un mot. Un seul. Presque en tremblant.
 
« Recommencer »
 
 *******
 
Le soir, Clara posa le cahier violet sur la table commune.
 
— Il appartenait à une femme d’avant nous, dit-elle. Peut-être plusieurs. On devrait continuer à écrire dedans.
 
Un murmure d’assentiment parcourut la pièce.
 
Yasmine alluma une bougie.
 
Lise sourit.
 
Inès resta silencieuse, mais ses doigts touchaient encore le creux du mot qu’elle avait gravé.

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