Chapitre 6
La lumière matinale dansait sur les carreaux de la cuisine. Albane, une main sur la cafetière, l’autre occupée à lisser le torchon brodé de sa mère, tentait d’ignorer le pincement au ventre qui l’accompagnait depuis l’aube. Depuis qu’on avait sonné à sa porte.
La jeune femme, à peine plus âgée que Jeanne, la petite-fille d'Albane, portait une robe d’un bleu presque noir. Ses yeux, en revanche, étaient d’un brun si profond qu’on aurait dit un lac de tourbe. Elle n’avait pas souri, pas même esquissé un salut. Elle avait simplement dit :
— Je suis venue parler de Camille.
Ce prénom suspendit le temps.
Jeanne, accoudée à la table, sentit son cœur bondir. Camille. La sœur d’Albane. Celle qui, il y a fort longtemps, avait quitté la ferme en pleine nuit sans un mot. Celle que plus personne ne nommait, sinon les murs, parfois, dans un craquement.
La visiteuse s’appelait Marie et affirmait avoir connu Camille dans une communauté agricole féministe au Québec. Elle venait “par respect pour les silences” — une formule étrange qui avait pourtant touché Albane.
— Elle allait bien, dit Marie. Enfin… elle allait, c’est déjà quelque chose, non ?
Le silence qui suivit fut plus parlant qu’un cri.
Jeanne, fascinée par cette jeune femme singulière, se demanda ce qu’elle était venue bousculer ici. Était-ce un simple passage ? Un avertissement ? Ou le retour des histoires qu’on croyait enfouies à jamais ?
Marie regarda Jeanne avec intensité.
— Et toi, tu fais quoi ici, à ton âge ?
Jeanne, sans réfléchir :
— Je cherche ce que ça veut dire, vivre en étant entière.
Un sourire furtif éclaira le visage fermé de Marie.
Il y aurait d’autres révélations. Elles le sentaient toutes les trois.
Mais pour l’instant, elles restèrent là, dans cette cuisine tiède, avec l’odeur du café, des silences anciens… et l’ombre de Camille, revenue par procuration.

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