Le petit monde d'Alice

samedi 11 mai 2019

Cher Marc,
Voilà plusieurs jours déjà que je souhaite vous écrire et que je n’arrive pas à me poser pour le faire. Je comprends maintenant pourquoi vous m’avez demandé de prendre la plume pour vous faire part des citations que j’ai choisies plutôt que de vous le dire de vive voix ou de vous envoyer un courriel. Pour cela, j’ai besoin de trouver un vrai moment tranquille où je suis complètement disponible, de prendre mon temps. En y réfléchissant, je me rends compte à quel point je n’ai pas de temps à moi, rien que pour moi, et que je ne suis presque jamais vraiment tranquille et disponible.
Je pense souvent à nos conversations. Tout ce que nous nous disons m’habite et occupe mon esprit. Cela me fait réfléchir. C’est étonnant, cette place que cela prend en moi. En fait, c’est très agréable, car j’ai enfin l’impression de m’accorder de l’importance.
J’ai beaucoup aimé le livre d’Emerson et je vous suis reconnaissante de me l’avoir fait découvrir. Je me suis prêtée à « l’exercice » que vous m’avez proposé avec un immense plaisir. Excusez-moi pour le mot « exercice », je devrais plutôt dire « jeu », car je me suis bien amusée. Si je vous avais envoyé un courriel, j’aurais écrit en objet : « Le devoir que j’aurais rêvé de faire à l’école ! »
Je suis heureuse d’avoir pris le temps de le faire. Le temps… Je crois que c’est l’un de mes grands problèmes. Ne pas réussir à vivre dans le présent, regretter ou anticiper… D’ailleurs, Emerson en parle d’une manière très éclairante. J’aime quand il dit que si la rose est si sûre d’elle, c’est qu’elle ne se compare pas aux autres, et surtout qu’elle ne se compare pas à ce qu’elle était avant ou à ce qu’elle pourrait devenir après. Elle vit le moment tel qu’il se présente. Quelle belle définition du « présent », vous ne trouvez pas ?
C’est justement le thème du premier passage que j’ai choisi. « Il n’y a pas de temps pour elles. La rose est simplement la rose et elle est parfaite à chaque instant de son existence. Au contraire, l’homme diffère, se souvient, il ne vit pas dans le présent, mais, la tête tournée en arrière, il regrette le passé».
En y réfléchissant bien, je me dis que ce qui compte, à cet instant, c’est ce que moi, Flora, je suis en train de vivre. Cette lettre que j’écris, et rien d’autre. Je suis là, je vis le don de l’instant, je savoure le moment qui se présente à moi. Celui-là et pas un autre. Tiens, voilà que je philosophe maintenant… Si seulement je parvenais à appliquer cela au quotidien ! A ne plus faire une tête « de trois pieds de long », comme dit Laurent, à la vision de quelques cheveux blancs et d’un début de pattes d’oie dans le miroir ! A m’arrêter de me comparer à celle que j’ai été, ou à la fraîcheur intacte de Samira…
D’ailleurs, quand j’y pense, c’est drôle : la deuxième citation que j’ai choisie évoque l’avenir, d’une manière à la fois encourageante et audacieuse. Un peu effrayante aussi, peut-être, mais elle m’a vraiment plu. La voici : « Ne va pas là où le chemin te mène, mais là où il n’y a pas encore de chemin, et laisse une nouvelle trace. » Ça me plaît parce que j’aime créer et que je me sens différente… Cette idée redonne confiance en soi ! Maintenant j’ai de quoi clouer le bec à Estelle ou à Laurent lorsqu’ils me disent que je suis trop bizarre et qu’ils n’ont jamais vu quelqu’un comme moi. Finalement, c’est plutôt bon signe, d’après Emerson. Plus sérieusement, en lisant cette phrase, j’ai compris à quel point j’ai besoin d’accorder de l’importance à ce que je sens et ce que je pense, même si je ne suis pas en phase avec les autres.
Le troisième extrait que j’ai choisi parle aussi de la confiance, en mettant en évidence la spontanéité de la nature, si différente du manque d’assurance de l’être humain. « L’homme n’ose pas dire : je pense, je suis, mais il reprend les paroles de quelque saint ou de quelque sage. Il est confus en présence du brin de gazon et de la rose qui s’ouvre. » Cela m’a donné une idée : chaque matin, au réveil, je me dirai : aujourd’hui, j’ai l’assurance d’un brin d’herbe, je suis aussi confiante qu’un brin de gazon…
Voilà, cher Marc. Trouver trois idées qui me font du bien n’a pas été trop difficile. J’aurais même pu vous en proposer plus… mais j’entends Théo qui m’appelle pour lui dire bonne nuit, et je vais aller papoter un petit peu avec lui avant l’extinction des feux.
Je vous salue et vous dis à très bientôt,
Flora
PS : J’ai trouvé les Lettres à un jeune poète de Rilke, et je vais commencer à les « savourer » dès ce soir !
(Saverio Tomasella, A fleur de peau. Le roman initiatique des hypersensibles)



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