Le petit monde d'Alice

mardi 25 septembre 2018

Publié par Alice - 0 commentaire

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Émotifs anonymes

En regardant tous ces visages dans le métro, les traits où se lisent l'inquiétude ou l'amusement, la défiance ou la peine, je me suis fait cette drôle de réflexion : c'est fou, la quantité d'émotions transportées dans chaque rame. Nos corps comme autant de sacs de larmes, de rage ou d'enthousiasme contenus. Autant de sacs de courrier ballottés sur les rails vibrants d'énergie. Derrière chaque figure, une histoire, une douleur, un coeur débordant d'espoir. Et chacun faisant comme s'il n'en était rien, réfugié derrière ses écouteurs, son journal, ses pensées, pour ne pas montrer ce qui se joue si intensément à l'intérieur, ne pas ressentir ce qui crie en chacun. Sans doute serait-ce trop douloureux, tellement nous nous savons semblables, vaillants mais fragiles, endurcis mais au fond si tendres. Combien sommes-nous d'émotifs anonymes en route pour le travail, une visite à l'hôpital, un café avec une amie, blottis les uns contre les autres mais tentant d'éviter tout contact, tiraillés entre la sollicitude et la crainte d'être importunés ? Règle tacite : ne pas croiser les regards. Ne pas observer les visages dont le philosophe Emmanuel Levinas soulignait la vulnérabilité, le dénuement. Nos visages, écrivait-il, sont plus que des visages, ils sont des supplications, exigeant une réponse, un soutien, une aide qui, en l'espace de quelques stations, viendra rarement. On prête cette phrase à Platon : "Sois aimable avec les gens que tu rencontres, car chacun livre en secret une grande bataille." Dans la cohue, parfois, un sourire de connivence, un mouchoir tendu, un siège offert et la douceur s'invite. La journée démarre mieux ou se termine moins mal. Il a suffi d'une émotion exprimée ou reconnue. D'une émotion partagée. 
(Laurence Lemoine, Édito de Psychologies d'octobre 2018)

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