Le petit monde d'Alice

mardi 20 octobre 2015

Publié par Alice - 0 commentaire

En une heure nous arrivâmes à cette ville si renommée. Elle est toute de marbre, et elle est grande trois fois comme Paris. Toute la ville n'est qu'une seule maison. Il y a vingt-quatre grandes cours, dont chacune est grande comme le plus grand palais du monde ; et, au milieu de ces vingt-quatre cours, il y en a une vingt-cinquième qui est six fois plus grande que chacune des autres. Tous les logements de cette maison sont égaux, car il n'y a point d'inégalité de condition entre les habitants de cette ville. Il n'y a là ni domestique ni petit peuple ; chacun se sert soi même, personne n'est servi : il y a seulement des souhaits, qui sont de petits esprits follets et voltigeants, qui donnent à chacun tout ce qu'il désire dans le moment même. En arrivant, je reçus un de ces esprits, qui s'attacha à moi et qui ne me laissa manquer de rien : à peine me donnait-il le temps de demander. Je commençais même à être fatigué des nouveaux désirs que cette liberté de me contenter excitait sans cesse en moi ; et je compris par expérience qu'il valait mieux se passer des choses superflues que d'être sans cesse dans de nouveaux désirs, sans pouvoir jamais s'arrêter à la jouissance tranquille d'aucun plaisir. 

Les habitants de cette ville étaient polis, doux et obligeants. Ils me reçurent comme si j'avais été l'un d'entre eux. Dès que je voulais parler, ils devinaient ce que je voulais, et le faisaient sans attendre que je m'expliquasse. Cela me surprit, j'aperçus qu'ils ne parlaient jamais entre eux : Ils lisent dans les yeux les uns des autres tout ce qu'ils pensent, comme on lit dans un livre ; quand ils veulent cacher leurs pensées, ils n'ont qu'à fermer les yeux. Ils me menèrent dans une salle où il y eut une musique de parfums. Ils assemblent les parfums comme nous assemblons les sons. Un certain assemblage de parfums, les uns plus forts, les autres plus doux, fait une harmonie qui chatouille l'odorat, comme nos concerts flattent l'oreille par des sons tantôt graves et tantôt aigus. En ce pays-là, les femmes gouvernent les hommes, elles jugent les procès, elles enseignent les sciences et vont à la guerre. Les hommes s'y fardent, s'y ajustent depuis le matin jusqu'au soir ; ils filent, ils cousent, ils travaillent à la broderie, et ils craignant d'être battus par les femmes, quand ils ne leur ont pas obéi. 


On dit que la chose se passait autrement, il y a un certain nombre d'années : mais les hommes, servis par les souhaits, sont devenus si lâches, si paresseux et si ignorants, que les femmes furent honteuses de se laisser gouverner par eux. Elles s'assemblèrent pour réparer les maux de la république. Elles firent des écoles publiques, où les personnes de leur sexe qui avaient le plus d'esprit se mirent à étudier. Elles désarmèrent leurs maris, qui ne demandaient pas mieux que de n'aller jamais aux coups. Elles les débarrassèrent de tous les procès à juger, veillèrent à l'ordre public, établirent des lois, les firent observer, et sauvèrent la chose publique, dont l'inapplication, la légèreté, la mollesse des hommes auraient sûrement causé la ruine totale. 

Touché de ce spectacle, et fatigué de tant de festins et d'amusements, je conclus que les plaisirs des sens, quelque variés, quelque faciles qu'ils soient, avilissent et ne rendent point heureux. Je m'éloignai donc de ces contrées en apparence si délicieuses, et de retour chez moi, je trouvai dans une vie sobre, dans un travail modéré, dans des moeurs pures, dans la pratique de la vertu, le bonheur et la santé que n'avaient pu me procurer la continuité de la bonne chère et la variété des plaisirs. 

(François Fénelon, Voyage dans l'île des plaisirs : Fables et histoires édifiantes)

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