En pédagogue averti, Fénelon éduque le jeune duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, en élaborant un univers merveilleux de fables et de légendes mythologiques : on y trouve des anneaux magiques qui rendent invisibles, on y découvre des îles étranges où l’on festoie du matin au soir, on y rencontre des fées aux vastes et inquiétants pouvoirs…
Voyage dans l'île des plaisirs
Après avoir longtemps vogué sur la mer Pacifique, nous aperçûmes de loin une île de sucre avec des montagnes de compote, des rochers de sucre candi et de caramel, des rivières de sirop, qui coulaient dans la campagne. Les habitants, qui étaient fort friands, léchaient tous les chemins, et suçaient leurs doigts après les avoir trempés dans les fleuves.
Il y avait aussi des forêts de réglisse, et de grands arbres d'où tombaient des gaufres qui tombaient dans la bouche des voyageurs, si peu qu'elle fût ouverte. Comme tant de douceurs nous parurent fades, nous voulûmes passer en quelque autre pays où l'on pût trouver des mets d'un goût plus relevé. On nous assura qu'il y avait, à dix lieues de là, une autre île où il y a avait des mines de jambon, de saucisses et de ragoûts poivrés. On les creusait comme on creuse les mines d'or dans le Pérou. On y trouvait aussi des ruisseaux de sauces à 1'oignon. Les murailles des maisons sont des croûtes de pâté. Il y pleut du vin couvert quand le temps est chargé, et, dans les plus beaux jours, la rosée du matin est toujours du vin blanc, semblable au vin grec ou à celui de Saint-Laurent.
Pour passer dans cette île, nous fîmes mettre sur le port de celle d'où nous voulions partir douze hommes d'une grosseur prodigieuse, et qu'on avait endormis : ils soufflaient si fort en ronflant qu'ils remplirent nos voiles d'un vent favorable. A peine fûmes-nous arrivés dans l'autre île que nous trouvâmes sur le rivage des marchands qui vendaient de l'appétit : car on en manquait souvent parmi tant de ragoûts. Il y avait aussi d'autres gens qui vendaient le sommeil. Le prix en était réglé, tant par heure. Mais il y avait des sommeils plus chers les uns que les autres, à proportion des songes que l'on voulait avoir.
Les plus beaux songes étaient fort chers. J'en demandai des plus agréables pour mon argent ; et comme j'étais las, j'allai d'abord me coucher. Mais à peine fus-je dans mon lit que j'entendis un grand bruit, j'eus peur, et je demandai du secours. On me dit que c'était la terre qui s'entr'ouvrait. Je crus être perdu, mais on me rassura en me disant qu'elle s'entr'ouvrait ainsi toutes les nuits, à une certaine heure, pour vomir avec grand effort des ruisseaux bouillants de chocolat moussé, et des liqueurs glacées de toutes les façons, Je me levai à la hâte pour en prendre, et elles étaient délicieuses. Ensuite je me recouchai, et, dans mon sommeil, je crus voir que tout le monde était de cristal, que les hommes se nourrissaient de parfums quand ils leur plaisaient, qu'ils ne pouvaient marcher qu'en dansant, ni parler qu'en chantant ; qu'ils avaient des ailes pour fendre les airs, et des nageoires pour passer les mers. Mais ces hommes étaient comme des pierres à fusil : on ne pouvait les choquer, qu'aussitôt ils ne prissent feu. Ils s'enflammaient comme une mèche, et je ne pouvais m'empêcher de rire, voyant combien ils étaient faciles à s'émouvoir. Je voulus demander à l'un d'eux pourquoi il paraissait si animé : il me répondit en me montrant le poing, qu'il ne se mettait jamais en colère.
A peine fus-je éveillé, qu'il vint un marchand d'appétit...
A peine fus-je éveillé, qu'il vint un marchand d'appétit...
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