I had a dream

Drôle de nuit. Agitée, traversée de faux sommeil. Comme si, tout en croyant dormir, j’étais en fait transporté au loin. En ouvrant l’œil, j’ai tout de suite remarqué que le lieu, pourtant familier, avait l’air bizarre. Mais il ne m’était pas possible de dire pour quelle raison précise. J’avais l’impression qu’il manquait des objets, sans savoir lesquels.

En ouvrant un placard de la cuisine, j’ai commencé à constater la métamorphose. A la place d’une multitude de thés, il n’y en avait plus qu’un seul. Plein de paquets, mais tous de la même catégorie. Pour le sucre, le pain, la confiture, c’était pareil : tout s’était brusquement réduit à une seule sorte, en plusieurs exemplaires. Dans le frigo, un seul type de yaourts, une seule espèce de fruits. Tout était à l’avenant. Quantités suffisantes, variété évanouie.

Dans la penderie, c’était bien comme je le craignais déjà : un seul modèle de pantalons, un unique patron de chemises, une sorte et une seule de vestes, de chaussettes, de sous-vêtements, de chaussures. Et à la télé, une seule chaîne ! Assez vite, j’ai constaté que ça ne s’arrêtait pas là.

Dans la rue, les gens avaient presque tous la même allure. Dans les supermarchés, on trouvait de tout, et en abondance, mais aucun choix n’était proposé. En parlant avec les clients, le choc s’est amplifié. Non, ils ne choisissaient pas leur métier. Ni d’ailleurs leurs loisirs. Ni quoi que ce soit dans leur vie. Le plus étrange, c’est qu’ils avaient tous l’air serein, apaisé. Certains semblaient même franchement heureux.

Je n’y comprenais rien. Ne pas avoir le choix, jamais… Comment, dans ces conditions, n’être pas triste, accablé, angoissé ? 

« Au contraire ! m’a confié une étudiante au doux sourire. Vous savez, l’autre jour, j’ai lu un travail de nos archéologues sur la société de consommation. Quelle angoisse ! Il paraît que les gens ne devaient pas seulement choisir leur dentifrice, leur shampoing, leur savonnette parmi des dizaines et des dizaines – ce qui est déjà très inutilement stressant – ils devaient aussi choisir leur propre vie, décider eux-mêmes de ce qu’ils voulaient devenir ! C’est dingue ! Ils se croyaient obligés de construire leur propre trajectoire ! Pas étonnant qu’ils soient devenus fous. Pour nous, tout est fixé à l’avance : chacun a sa place, son métier, ses vêtements, sa maison. Personne n’a jamais rien à choisir par lui-même. C’est très apaisant. En fait, nous sommes libres. »

Là, je trouve qu’elle y va fort. Libre, alors qu’elle n’a pas le choix ? Alors que rien, dans sa vie, ne dépend d’elle ? Que rien ne peut être différent, imprévu ? « Vous avez lu Spinoza ? dit-elle avec le même désarmant sourire. Cette histoire de libre arbitre est pure illusion. La tyrannie du choix était un faux-semblant, une torture inutile. »

Depuis, je dors mieux. Allez comprendre…

(Roger-Pol Droit)

Source : http://www.cles.com/chroniques/article/i-had-dream