Le petit monde d'Alice

samedi 17 novembre 2012

Publié par Alice - 4 commentaires

http://img4.hostingpics.net/pics/460272Beethoven.jpg

Joseph Karl Stieler, Ludwig van Beethoven composant le Missa Solemnis (1820)

Quand on demande à Victor Hugo (1802-1885) de caractériser par le nom d’un génie chacune des grandes nations dites civilisées, il nomme Homère pour la Grèce, Dante pour l’Italie, Shakespeare pour l’Angleterre et ... Beethoven pour l’Allemagne.

 

En 1864, parlant longuement de Beethoven (1770-1827), voici les déclarations de Hugo :


‎"Ce sourd entendait l'infini. Penché sur l'ombre, mystérieux voyant de la musique, attentif aux sphères, cette harmonie zodiacale que Platon affirmait, Beethoven l'a notée. Les hommes lui parlaient sans qu'il les entendît ; il y avait une muraille entre eux et lui ; cette muraille était à claire-voie pour les mélodies de l'immensité. Il a été un grand musicien, le plus grand des musiciens, grâce à cette transparence de la surdité. L'infirmité de Beethoven ressemble à une trahison ; elle l'avait pris à l'endroit même où il semble qu'elle pouvait tuer son génie, et, chose admirable, elle avait vaincu l'organe, sans atteindre la faculté. Beethoven est une magnifique preuve de l'âme. Si jamais l'inadhérence de l'âme et du corps a éclaté, c'est dans Beethoven. Corps paralysé, âme envolée.


Ah ! Vous doutez de l'âme ? Eh bien ! Ecoutez Beethoven. Cette musique est le rayonnement d'un sourd. Est-ce le corps qui l'a faite ? Cet être qui ne perçoit pas la parole engendre le chant. Son âme, hors de lui, se fait musique. Que lui importe l'absence de l'organe ! Le verbe est là, toujours présent. Beethoven, tous les pores de l'âme ouverts, s'en pénètre. Il entend l'harmonie et fait la symphonie. Il traduit cette lyre par cet orchestre.
Les symphonies de Beethoven sont des voix ajoutées à l'homme. Cette étrange musique est une dilatation de l'âme dans l'inexprimable. L'oiseau bleu y chante ; l'oiseau noir aussi. La gamme va de l'illusion au désespoir, de la naïveté à la fatalité, de l'innocence à l'épouvante. La figure de cette musique a toutes les ressemblances mystérieuses du possible. Elle est tout. Profond miroir dans une nuée. Le songeur y reconnaîtrait son rêve, le marin son orage, Élie son tourbillon où il y a un char, Erwyn de Steinbach sa cathédrale, le loup sa forêt. Parfois elle a des entre-croisements impénétrables. Avez-vous vu dans la Forêt-Noire ces branchages démesurés où la nuit est prise comme un épervier dans un filet et se résigne sinistrement, ne pouvant s'en aller ? La symphonie de Beethoven a de ces halliers inextricables. Et tout à coup, si le rossignol était là, il se mettrait à écouter, croyant que c'est quelqu'un comme lui qui chante. Le rossignol se tromperait, c'est mieux que lui. Il n'est que dans l'ombre, Beethoven est dans le mystère. La mélodie du rossignol n'est que nocturne, celle de Beethoven est magique. Il y a dans l'âme des jeunes filles une fleur qui chante ; c'est cette fleur-là qu'on entend dans Beethoven. De là une suavité incomparable. Plus qu'un chant, une incantation. Cependant la vie réelle entre brusquement dans ce songe. Au milieu de son monstrueux et charmant poème, Beethoven donne un bal, il improvise une fête, il secoue des castagnettes, il tape sur un tambourin ; toutes les danses tournoient et passent, depuis la valse jusqu'au jaléo ; les bras entrelacés serrent les seins contre les poitrines; à l'écart, dans la clairière, le jeune homme rougissant salue une étoile où il voit une vierge ; des sourires de belles filles apparaissent, montrant des dents pleines de lumière ; des enfants et des moineaux jasent, les troupeaux bêlent, on entend la clochette des vaches rentrantes ; il y a des chaumières sous des saules ; et c'est là le bonheur, la famille, la nature, la prairie, la floraison d'août, la jeunesse, la joie, l'amour, avec l'horreur secrète d'Irminsul debout là-bas, sous des arbres, dans les ténèbres. Puis vient le tutti, le finale, le dénouement ; le mirage se déforme, se déchire, s'ouvre, il s'y fait une profondeur et l'on croit être au jour du Rosch-Aschana, et l'on croit voir les innombrables têtes d'Israël soufflant, joues gonflées, dans les cuivres et l'on assiste, ébloui par cette gloire, à la fête furieuse des trompettes.


Les symphonies de Beethoven sont des resplendissements d'harmonie. Les répliques de la mélodie à l'harmonie font de cette musique un intraduisible dialogue de l'âme avec la nature. Ce bruit-là pense. Dans cette végétation il y a le nid, dans cette église il y a le prêtre, dans cet orchestre il y a le cœur humain. Cette grandeur sert à faire aimer.
Insistons-y, et finissons par où nous avons commencé. Ces symphonies éblouissantes, tendres, délicates et profondes, ces merveilles d'harmonie, ces irradiations sonores de la note et du chant, sortent d'une tête dont l'oreille est morte. Il semble qu'on voie un dieu aveugle créer des soleils. "

http://img4.hostingpics.net/pics/373969VictorHugo.jpg

Léon Bonnat, Portrait de Victor Hugo (1879)


4 commentaires :

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...

Recherche :

Fourni par Blogger.