Le petit monde d'Alice

jeudi 17 novembre 2011

Publié par Alice - 0 commentaire


Il était un roi d’Arabie, un roi aux bottes rouges, à la démarche lente, aux cheveux nuageux. Il avait nom Shanyar, mais chacun le nommait Shanyar le bienveillant, car c’était un homme bon.

Il avait une fille insouciante et vive, fraîche comme le matin à l’heure de la rosée. Son rire était pareil au chant des sources, son nom semblable au bruit du vent dans le feuillage. On l’appelait Zhara. Elle était belle, si belle que la lumière l’aimait. Quand le soleil se couchait le soir, ses dernières lueurs enveloppaient son corps et ne la quittaient plus. Et chaque matin en la voyant paraître, le roi, son père, disait d’elle : " Trois choses dans la vie ouvrent le cœur et chassent le chagrin : le vin, les fleurs et la beauté de Zhara. " Il n’en était pas un qui ne l’approuve pas.

Or, un jour de sa dix-huitième année, comme la princesse Zhara, de la fenêtre de sa chambre, contemplait à ses pieds la cité aux cent minarets, elle se prit à rêver à un conseil étrange qu’elle avait reçu un jour, d’un vieux mendiant : " Si tu ne peux construire une ville, construis un amour. "

Et, comme elle souriait, pensant à ces mots simples et pourtant mystérieux, son père vint à elle avec ses conseillers.

" Fille aimée, lui dit-il, j’ai aujourd’hui à te donner un ordre qui m’émeut. Comme l’affirme le proverbe : " Peigne ta fille jusqu’à 12 ans, veille sur elle jusqu’à 18 ans, puis hâte-toi de la marier ! " Oh, certes, je crains que tu ne t’offusques, farouche et pure comme je te sais. " Saveur et bon vin, couleur en beau drap, pudeur en vraie fille " disent les sages. Mais il est dit aussi : " Les poules et les donzelles, à trop errer se perdent. "
Donc, tu dois prendre un époux. Que tu sois amoureuse, ou non, qu’importe. Un mariage heureux ne saurait se réduire à 4 jambes sous une couette ! Donc, parmi les princes de ce pays, je te conjure de choisir celui qui saura te prendre fermement par les hanches et me donner les 10 garçons que je n’ai pas pu avoir de ta mère ! Pour le reste, il paraît que mari et femme ne font qu’un. Eh bien, si tu sais t’y prendre, ce un-là, ce sera toi ! J’ai dit ! "

La princesse Zhara écouta sagement cette solennelle harangue, puis elle resta longtemps pensive, sourit enfin et répondit ceci :

" L’homme que j’aime est loin d’ici. Si loin que je ne sais pas où. Pourtant, il me viendra un jour. Un jour, mais je ne sais pas quand. Mon père, tu l’as dit, le temps d’enfance est à son terme. Je dois donc de mes mains construire ma maison, celle où j’attendrai cet amour, sans lequel je ne peux pas vivre. "

Elle dit ces mots, salua le roi et ses conseillers, tourna les talons, quitta le palais, traversa la ville et s’en fut droit devant elle, dans le désert. Elle chemina jusqu’au crépuscule. Et quand elle fut au crépuscule, elle s’arrêta, et là, elle bâtit sa maison. Oh certes, ce n’était qu’une humble maison de pierres sèches, mais c’était la sienne, élevée de ses mains. Et quand elle fut bâtie, elle s’enferma dedans.

Aussitôt, le bruit courut dans la ville que la princesse Zhara s’était recluse dans une maison du désert pour y attendre l’amour. Qui ne connaissait pas la beauté de Zhara ? Qui ne la savait pas plus désirable que les mille palais du paradis des purs ? Tous les hommes en âge de désir accoururent, espérant, à sa porte fermée !

Au premier qui frappa à la porte, la princesse Zhara demanda :
" Qui est là ? "
L’homme droit sur le seuil répondit :
" C’est moi ! "
Alors il entendit la voix de Zhara qui murmurait ces mots derrière la porte fermée :
" Il n’y a pas de place pour toi et moi dans la même maison. Dis-moi ton nom, homme, et va-t’en. "
L’homme lui dit son nom, et il s’en retourna. Et tandis qu’il s’éloignait sur le chemin de la ville, la princesse Zhara broda le nom de l’amoureux éconduit sur son manteau de laine bleue.
Le lendemain, un autre lui vint qui lui aussi frappa à la porte et lui aussi entendit : " Qui est là ? "
Comme son frère de la veille, il lança fièrement : " C’est moi ! "
Comme son frère de la veille, ces mots lui répondirent : " Il n’y a pas de place pour toi et moi dans la même maison. Dis-moi ton nom, l’homme, et va-t’en ! " Le nom fut dit, et fut brodé sur le manteau de laine bleue.
Ils vinrent cent, ils vinrent mille, ils vinrent cent jours, puis vingt années …
À chacun elle demanda son nom et chacun répondit :
" C’est moi, Hassan, c’est moi, Ali, c’est moi, tel prince, tel marchand, tel coureur de sable ou de vent. " Elle broda chaque nom sur son manteau de laine bleue, et les nuits et les jours passèrent, et les saisons et les années ; jusqu’au jour où parvint à la maison bâtie sur des cailloux brûlants un voyageur perpétuel.

Il s’appelait Moktar. En langue d’Occident, son nom était l’élu. Moktar n’avait rien, que ses deux mains ouvertes, mais tous les trésors du monde brillaient dans ses yeux. Lui aussi frappa à la porte. Lui aussi, derrière la porte fermée entendit ces trois mots mille fois répétés : " Qui est là ? "
Mais Moktar, droit sur le seuil, ne répondit pas. Il y eut un long silence. Une deuxième fois, ces mots lui vinrent encore : " Qui est là ? "
Moktar sourit, mais ne répondit pas.
Alors, derrière la porte fermée, la princesse Zhara approcha sa bouche d’une fente dans le bois, et pour la troisième fois, elle demanda : " Qui est là ? "
Il y eut encore un long silence, puis Moktar sur le seuil approcha sa bouche de la même fente dans le bois et répondit :
" C’est toi-même ! " et la porte s’ouvrit.
Moktar entra. Il s’avança vers Zhara, les bras ouverts.
Mais, qu’était devenue Zhara, après tant d’années d’espérance ?
Une vieille femme, blanchie, ridée, courbée dans son manteau de laine bleue qui portait tant de noms brodés.

Moktar vit-il ses rides, ses cheveux neigeux, sa fatigue ? Non, il n’eut pas ce souci-là. Il la désirait trop, avec trop d’impatience. Il l’aimait depuis si longtemps ! Il la prit aux épaules, et la prenant ainsi, il aperçut un fil au bout de la dernière lettre d’un nom brodé sur le manteau.
Il tira le fil. Le nom se défit. Il lança le fil par la porte ouverte. Le fil se changea en oiseau. Il en tira un autre. Encore un nom de moins. Encore un oiseau dans le ciel. Un long, un court, et celui d’un marchand et celui d’un guerrier. À chaque fil tiré, à chaque nom défait, une ride s’effaçait sur le visage de Zhara. Son teint reprenait son éclat, et ses yeux leur vivacité. Et quand il n’y eut plus un seul nom brodé sur le manteau de laine bleue, quand le soleil eut disparu derrière la nuée d’oiseaux qui avaient envahi le ciel, Zhara était de nouveau jeune et belle, comme au premier jour. Alors, elle prit la main de Moktar, et tous les deux sortirent sous le ciel du désert.

Ce qu’il advint d’eux ne peut être dit. C’est un secret. Ces mots seuls sont permis au conteur, pour finir : Vous venez d’entendre l’histoire de l’Une qui est Un et de l’Un qui est Une !


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