Le petit monde d'Alice

lundi 16 mars 2020

(Suite de La Belle au bois dormant)

Photographie : Eugenio Recuenco, Sleeping Beauty

Rien n'est certes plus dramatique que cette histoire d'une belle princesse qui dormit cent ans.
Il n'y a pas de calmant des officines modernes qui puisse opérer une semblable merveille.
Mais Perrault nous avoue qu'au réveil la musique du château enchanté joua de vieux airs,
Que le cuisinier faisait de vieilles sauces,
Que les soldats portaient des armes qui n'étaient plus d'ordonnance,
Et que la beauté elle-même, encore vêtue d'un collet monté, avait l'air de sa propre grand'maman.

C'est peut-être à ces manières hors de mode qu'il faut attribuer la résolution de son mari de la laisser longtemps dans son château enchanté. D'ailleurs, la bonne dame était si peu au courant des choses du monde moderne, qu'elle ne savait pas ce que c'était qu'une ogresse.
Et que la reine mère, qui aimait la chair humaine, l'eût dévorée, elle et ses enfants, n'eût été ce bon maître d'hôtel qui les sauva...
Or, quand le roi fut depuis quelques semaines en ménage, il lui prit, petit à petit, un profond ennui.
Il fuyait la société de sa femme,
Et se refermait tristement dans sa chambre, cachant un chagrin secret.
Ce que voyant, la Belle au bois dormant se prit à être profondément inquiète,
Et à supplier la belle fée qui l'avait protégée de venir à son secours.
Celle-ci arriva dans un équipage de rosée, traîné par six papillons de couleurs différentes, et dont les reines étaient des tourbillons de vent.
« Chère princesse, lui dit l'immortelle, il y a donc quelque chose de bien urgent, que vous m'envoyez par Zéphir, mon commissaire exprès, vos plaintes et vos prières ?
- Oh ! bonne fée, mon mari s'ennuie !
- Cela ne m'étonne pas, on s'ennuierait à moins.
- Vous savez pourquoi ?
- Admirablement.
- Et pourquoi bâille-t-il sans cesse devant moi ?
- Parce que vous êtes arriérée, chère belle... Un homme, fût-il prince accompli comme votre auguste époux.... eût-i1 ainsi que lui vaincu l'empereur Cantalabutte, son ennemi, ne saurait passer sa vie les yeux dans vos yeux.
- Que faut-il faire ?
- Causer, et vous ne savez rien !... Vous avez dormi cent ans sans vous réveiller, même sans changer de bonnet de nuit, et aujourd'hui vous n'êtes pas à la hauteur des progrès accomplis, des découvertes faites, des sciences conquises ; votre esprit a de la barbe grise, et votre ignorance est centenaire.
- Ainsi, fit la jeune princesse, je suis tout ce qu'il y a au monde de plus rococo ?
- Assurément.
- Et mon mari ne m'aimera plus ?
- A moins que vous ne cherchiez les moyens de conjurer le fléau qui vous accable. Voyez-vous, ma belle, l'ignorance est une ogresse qui dévore l'imagination et absorbe les dons les plus heureux de la nature.
- Et ne pourriez-vous, comme la cruelle mère de mon époux, la faire périr dans une grande cuve pleine de vipères, de crapauds et de couleuvres ?
- Il est plus difficile de combattre le Mal en esprit qu'en corps mais il y a un moyen.
- Lequel ?
- Il nous faut demander l'assistance des génies.
- Quels génies ?
- Ceux de l'intelligence et du savoir.
- Et combien doivent-ils être ?
- Autant en nombre que tu as dormi d'années.
- Ils sont cent !... Mais où logerons-nous ces immortels ?
- Rien n'est plus facile, interrompit la Fée ; ils sont de mes amis, et à ma sollicitation, quelque grands et supérieurs qu'ils puissent être, ils se gêneront et se rapetisseront quelque peu... pour entrer tous dans une armoire.
- Quoi ! cent génies sous clef ?
- Tu sais bien qu'il en est qui restent un million de siècles enfermés dans une bouteille... sans songer à faire sauter le bouchon... Demain tu auras la légion complète ; mais, afin de ne pas t'effrayer, ils adopteront une forme mignonne et rassurante.
- En vérité, chère fée ?
- Oui, tu n'auras qu'à les prendre, un par un, sans regarder dans l'armoire... ils ne te terrifieront pas. »
La princesse rêva toute la nuit à cette légion d'esprits supérieurs qui s'étaient mis à son service pour effacer ce que cent ans de sommeil avaient rendu ridicule et suranné dans sa jeune intelligence...
Elle songeait au génie des tempêtes, qui avale d'une bouchée les bâtiments à trois ponts ; - au génie des volcans, qui engloutit des villes entières ; - aux génies jaloux, qui enferment leurs femmes au fond de l'Océan.
Et elle était si effrayée, le lendemain, en allant à l'armoire qui contenait ses cent génies, qu'elle amena avec elle Aurore et Jour, ses deux enfants.

« Si l'un d'eux veut te dire quelque chose de dur, fit Aurore, je le ferai gronder par ma poupée.
- S'il s'en trouve un seul qui soit méchant, je le couperai en deux avec mon sabre de bois », s’exclama Jour.
La princesse mit la main dans l'armoire mystérieuse et en sortit...
UN LIVRE !...
Un beau volume relié richement, avec des feuillets dorés et des estampes nombreuses.
« Oh ! les jolies images ! » s'écrièrent ensemble les deux enfants.
C'était un Traité de Géographie, dans lequel la princesse apprit les révolutions survenues dans la distribution du globe durant le siècle où elle avait ronflé sur le côté gauche...
Quand elle eut achevé le volume, elle en prit un autre non moins beau, et contenant plus d'estampes encore.
« Oh ! les beaux rois couronnés ! » s’écrièrent les enfants, radieux devant les images.

La princesse y apprit la vie des monarques sages, des grands législateurs, des souverains aimés des peuples et des glorieux ancêtres de la dynastie régnante à laquelle elle était alliée.
Quand elle eut terminé ce volume, elle fouilla de nouveau dans l'armoire sans autre crainte ; les génies, sous la forme pacifique de livres, se prêtaient si complaisamment à sa curiosité fructueuse !
Les feuillets tournaient tout seuls !!!
Et les tomes s'ouvraient sans cesse à l'endroit même où, à la fin de chaque jour, elle avait arrêté son étude...
Le troisième génie traitait de la Botanique et de l'Horticulture ; il racontait les améliorations du sol, l'enrichissement des champs, les recettes pour activer et décupler les moissons, la façon de greffer les roses et de marier les tulipes et les anémones.
« Oh ! les adorables fleurs ! » s’exclamèrent Aurore et Jour, en admirant les feuilles splendidement coloriées.
Tour à tour, la princesse prit les génies de la Musique, du Dessin, de la Peinture, de la Poésie, de la Géométrie, de la Science hygiénique, de la Religion, de la Jurisprudence.

Des cent connaissances spéciales indispensables à une femme qui peut être appelée à devenir la régente d'un grand empire.
Or, dès les premiers jours il s'était fait un grand changement dans l'attitude de son auguste époux...
Il s'était rapproché de sa compagne, dont la causerie était devenue moins insignifiante.
Petit à petit, en sortant de la chasse, de la pêche ou du conseil, il allait l'entendre parler.
Il s'émerveillait petit à petit de son érudition.
Il y a mieux ; il s'extasia en voyant qu'Aurore et Jour, sans professeur, sans derviche instructeur, sans pachas lettrés à leur suite, devenaient de petits érudits.
Bientôt, quand il voulait une étude, un texte de loi, un fait historique exactement cité, il consultait sa femme.
Et au bout d'un an, elle assistait, comme la personne la plus sage de son royaume, aux délibérations des affaires de l'État.
Pénétrée de reconnaissance, la belle Dormeuse expédia à sa marraine un soupir d'amitié, ce qui équivalait à une lettre d'invitation.
La Fée arriva souriante comme une rose d'été.

« Ô ma belle marraine, lui dit-elle, quel prodige vous avez accompli ! Mon époux n'est plus morose et boudeur, il ne regrette plus d'avoir traversé les ronces et les épines qui cachaient le palais enchanté où reposait ma beauté assoupie, et même quand par hasard je mets mes fanfreluches et mes bijoux d'il y a cent ans, il ne me dit plus que je suis vieille...
- C'est, répondit la fille des grands Esprits surnaturels, que vous avez appelé à votre aide les génies qui obéissent à une puissance plus forte que toutes les autres autorités de ce monde, à une puissance qui émancipe l'enfant et régénère le vieillard, et devant laquelle le sceptre et la couronne s'inclinent.
- Et comment se nomme cette puissance ? dirent à la fois Aurore et Jour en baisant la tunique parsemée d'étoiles de la fée.
- Cette puissance ?... dit la céleste protectrice en les caressant de ses ailes d'azur, elle se nomme LE SAVOIR.
(Timothée Trimm)

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